accueil > Entretien avec Jonathan Châtel
De l’ombre aux étoiles
l’élan, la folie, la foi pour l’impossible
De l’ombre aux étoiles serait le récit de deux fuites croisées ?
Jonathan Châtel : Si par fuite, on entend une manière de ne pas se figer, alors oui, il y a de cela dans la pièce : deux tentatives de libération, de sortie hors de soi. Alexandre se bat pour ce qu’on pourrait appeler une utopie, son père, Andreï, est un astrophysicien qui se plonge dans l’infini. Ces deux postures sont inquiétantes mais elles sont aussi admirables, parce qu’elles sont guidées par un idéal, loin du confort de la vie de tous les jours. Le bonheur simple ne suffit pas à ces deux personnages. Vers le haut, vers la transcendance, ou vers l’horizon, vers le transversal, De l’ombre aux étoiles raconte l’élan, la folie, la foi pour l’impossible qui nous poussent hors de nous, avec les risques que cela comporte.
Le père et le fils se fuient-ils eux-mêmes ?
Alexandre fuit son père, fuit l’abstrait. Andreï fuit les soubresauts du monde. Ils se fuient l’un l’autre et se fuient eux-mêmes en un sens. Et c’est une question que l’on pourrait se poser pour tous les personnages, qui sont chacun pris dans cette problématique : partir ou rester, creuser quelque chose ici, ou tenter autre chose là-bas, quelle est la bonne voie ? Je ne juge pas, je refuse le manichéisme. Au contraire, j’essaye de scruter les contradictions des personnages, mes contradictions aussi, montrer ce que l’engagement en art, en amour, en politique, peut révéler de beauté, mais aussi d’illusion et de brutalité.
Chacun incarnant une version /vision de la notion d’engagement ?
L’engagement a différentes formes dans la pièce. Chez Alexandre et Andreï, c’est la politique et la science, la terre et le ciel. Chez Ezra – le frère d’Alexandre qui, lui, est resté – la question de l’engagement dans l’art se pose de manière brûlante. Le personnage de Milana, qui m’a été inspiré par une amie et militante des droits de l’Homme tchétchène, Milana Terloeva, se pose aussi la question de la justesse de l’engagement : faut-il trouver une cause extérieure à soi pour se sentir exister ou faut-il essayer de s’engager ici et maintenant, au plus près de ceux qui nous sont proches ? Même Jonas, l’assistant d’Andreï, qui semble étranger à ces questionnements, est lui aussi en pleine crise : son désir c’est d’être à l’extérieur, loin des agitations partisanes, et de regarder le spectacle de la vie. Il est animé par une quête poétique, difficile à réaliser en des temps de tourments politiques.
La politique est un poison ?
Le voyage que j’ai fait en Inde début 2018 pour travailler sur une première version de la pièce avec l’école de théâtre de l’Université d’Hyderabad a été déterminant. Le titre de mon texte, De l’ombre aux étoiles, est un hommage direct à cette expérience. Quand j’ai rencontré les acteurs, ils commémoraient la mort d’un de leur proche, Rohith Vemula, qui avait été expulsé de l’université de manière totalement inique, parce qu’il appartenait à la caste des « intouchables ». Suite à cela, cet étudiant brillant, qui faisait une thèse de philosophie des sciences, avait décidé de mettre fin à ses jours, disant que la politique et l’idéologie avaient infesté tous les compartiments de sa vie, de nos vies et qu’il préférait devenir une poussière d’étoile pour faire l’expérience de ses existences possibles. « From the shadows to the stars », c’est une expression de sa lettre d’adieu. Cette histoire, bouleversante, m’a conduit à reconsidérer les choses. La politique est un poison, oui, mais elle est aussi un remède : Rohith Vemula est devenu une figure de la dissidence indienne et son histoire a répandu une lumière de révolte chez beaucoup, un désir de changer les choses, à commencer par les acteurs avec qui j’ai travaillé.
Alors les luttes / fuites respectives de vos personnages sont-elles mélancoliques, romanesques, désespérées ?
Ces luttes sont mélancoliques parce qu’elles n’auront jamais de fin, romanesques parce qu’on ne fait de belles histoires qu’avec passion, et désespérées parce que l’énergie du désespoir peut faire bouger des montagnes.
Propos recueillis par Hervé Pons.
Automne 2019