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Le fils aimé, le fils combattant de mon texte, Alexandre, est ailleurs. Il ne sera jamais présent sur scène. Pourtant, son absence irradie la pièce. Alexandre a choisi de partir combattre pour changer le monde. Pour cette utopie, il est prêt à tuer ou à se faire tuer. Son geste renvoie chacun à sa difficulté à passer à l’acte alors que le monde est à feu et à sang. Mais son choix extrême est inquiétant. Tout comme son père Andreï fuit la vie en se plongeant dans les étoiles, Alexandre opte pour une action radicale et sans retour.
La justice n’est pas nécessairement du côté de ceux qui agissent, qui s’engagent, pour d’obscures raisons souvent. La sagesse n’est pas du côté de ceux qui se tiennent à l’écart, préférant œuvrer pour la grandeur de l’esprit humain, pour l’art, pour la science, loin des agitations partisanes. Dans De l’ombre aux étoiles, je scrute sur un mode sensible les contradictions inhérentes à l’engagement, loin du manichéisme ou de la revendication.
Le personnage de Milana m’a été inspiré par une amie Tchéchène, Milana Terloeva (son nom de plume) qui a vécu dans sa chair les atrocités de la guerre, du côté russe et du côté des fanatiques wahhabites. Elle m’a dit, plusieurs fois, comme elle l’écrit dans son livre Danser sur les ruines, à quel point le poison de la politique peut transformer et pourrir les cœurs que l’on croyait incorruptibles, rendre des gens bons et doués, fous ou monstrueux. Et ce, dans les deux camps. Aujourd’hui, entre Grozny et Moscou, elle défend les droits de l’homme, elle témoigne, à ses risques et périls. Son regard lucide, le courage qu’elle a d’œuvrer du côté de l’humain et non des idéologies, me guide.
De l’ombre aux étoiles. Le titre de mon texte est un hommage à Rohith Vermula. J’étais en Inde début 2018, pour un workshop de 6 semaines sur une première version de ma pièce avec l’école nationale de théâtre de l’Université d’Hyderabad. Dès notre rencontre, les acteurs étaient troublés parce que la pièce faisait pour eux écho à la gravité de la situation politique de leur pays et à la mort de Rohith Vermula, dont il commémorait la disparition. Rohith était un « intouchable » qui avait pourtant réussi à étudier à l’université d'Hyderabad malgré la chape de plomb qui soumettait sa caste. Il préparait une thèse de philosophie des sciences. Mais suite à un conflit avec un étudiant de la caste dites « supérieure » des brahmanes, il avait été renvoyé, de manière totalement inique, en raison de son « rang ». Sans aucune ressource pour lui et sa famille, il avait décidé de mettre fin à ses jours. Dans sa lettre d’adieu, il expliquait son geste en écrivant que l’idéologie et la politique avaient infestées tous les compartiments de sa vie, de nos vies et qu’il préférait devenir une poussière d’étoile pour faire l’expérience de ses existences possibles. « From the shadows to the stars », c’est une expression de Rohith Vermula. Ses derniers mots. Malgré le deuil et l’obscurité de cette histoire, elle a donné une force et un élan de création profonds et lumineux aux acteurs que j’ai rencontré et qui m’ont transmis cette énergie, ce désir renaissant.
Pour nourrir mes réflexions, je me suis également entouré de deux scientifiques de haut niveau, Guillaume des Forêts et Matthieu Gounelle, qui sont à la fois extrêmement qualifiés dans leur domaine et qui portent un regard aigu sur l’art et la société. Matthieu Gounelle est cosmochimiste et poète, Guillaume des Forêts est astrophysicien et possède une rare exigence sensible, celle que je lis également chez son père, Louis-René des Forêts.
La pièce de Leonid Andreïev, Vers les étoiles, est le point de départ de mon texte, comme un thème musical sur lequel j’ai composé un geste d’écriture personnel, intime. Andreïev s’est insurgé contre la répression du Tsar en 1905 mais a aussi été l’un des premiers artistes russes à dénoncer la folie sanguinaire des bolchéviques en 1919. Il n’était d’aucune idéologie, d’aucun camp, sinon celui du cœur. De l’ombre aux étoiles est aussi un hommage à son esprit libre.
« Tout ce qu’on aurait pu être ici-bas, on l’est quelque part ailleurs », c’est ce que je fais dire à Andreï, durant la troisième partie, alors que Milana lui raconte qu’elle a perdu la trace d’Alexandre. Le refus de la finitude, la tentation de disparaître dans l’infini animent tous les personnages, chacun à leur manière. « Devenir une poussière d’étoile » et explorer dans l’univers la multiplicité de ses vies possibles…
Depuis Petit Eyolf et Andreas je creuse ces interrogations et, en écrivant cette pièce, je poursuis le chemin. Mais alors qu’avec Strindberg j’ai tracé une quête solitaire et une rencontre avec les spectres de l’intimité, De l’ombre aux étoiles orchestre une confrontation de cette figure de solitaire avec le monde, son imprévisibilité, son instabilité politique. C’est pour cela que la tonalité sera plus claire, traversée de décalages, de chaleur, ceci étant lié à une situation où ces personnes doivent respirer ensemble, comme un quintette, pour faire émerger une clé, une direction possible.
De l’ombre aux étoiles ce sera un geste tendre et charnel, exigeant, pas un palliatif, mais une plongée au cœur du chaos céleste, de la mélancolie de l’élan révolutionnaire ; une mise en scène porteuse de délicatesse et d’acidité, de clarté et de secret, un mystère en pleine lumière.
Jonathan Châtel