accueil > "Ce texte est un manifeste puissant qui me touche "
Comment avez-vous découvert ce texte inédit de Virginie Despentes ?
A.C.- Je cherchais une interview de Virginie Despentes sur internet et je tombe sur Rien n'a jamais empêché l'histoire de bifurquer. Je ne connaissais pas ce titre-là. Je découvre alors un enregistrement YouTube montrant Virginie Despentes, lors d’un colloque à Beaubourg intitulé Les Corps révolutionnaires organisé par Paul B. Preciado. Texte à la main, elle s'excuse auprès du public de lire son propre texte ce qu’elle ne fait jamais. Elle demande en quelque sorte au public d'être indulgent et elle plonge dans cette lecture qui me happe… Elle vient de l’écrire. Nous sommes en octobre 2020. Je le découvre, moi, un an après, en novembre 2021, par la magie d’un hasard de connexions. Mais il paraît qu’il n’y a pas de hasard…
Qu'est-ce qui vous appelle aussitôt dans ce texte au point de vouloir l'incarner sur une scène de théâtre ? Qu'est-ce qui vous a saisi immédiatement ?
A.C.- C’est un manifeste puissant qui me touche. Autant que m’a touché Stabat mater furiosa de Jean-Pierre Siméon que j’ai monté il y a dix-huit ans.
Il est plongé dans une actualité, une urgence, un impératif. Il constate, il réveille, il profère, il crie et chuchote. Il célèbre la dignité, le lien, la vie. Il s'adresse aux gens. Il est éminemment politique, au sens du mot grec polis : la Cité, l’État. Ou Comment les citoyennes et citoyens construisent et organisent la vie ensemble ? Son texte transpire le vivre ensemble, la liberté et les luttes qui s’y attachent. À travers lui, Virginie Despentes donne forme à la colère et convoque les forces de la poésie comme moteurs de transformation du désir et du monde.
Elle appelle à ce que l’histoire bifurque. À ce que la révolution des corps et des esprits s’opère.
Elle pointe les oppressions pour mieux leur faire la peau. Elle propose une résistance à un monde violent qui enferme et maltraite. Elle rêve d’une révolution par la douceur.
Son écriture, à la fois poétique et directe, acérée, est très orale et musicale.
Brutale et absolument douce.
Alors pour moi, ce texte réveille la tête et le corps. Il fallait le partager, le faire circuler, le faire entendre, le proférer, parce qu’il respire notre monde. Il le regarde droit dans les yeux. Il tente de le sauver de lui-même.
Comment le mettre en scène est alors la grande question. Pour cela, je m’entoure d’une équipe d’artistes que j’aime.
Comment faire scéniquement pour faire entendre avec justesse ce manifeste ?
A.C.- Ce texte n’étant pas édité, la forme écrite n’existant pas, alors aucune géographie du texte peut aider ou du moins orienter l’interprétation. Virginie Despentes m’avait dit dès le début de ce travail « Tu fais ce qu’il te plaît de faire avec ce texte, n’en garder qu’un bout, le rajouter à d’autres… ».
Je choisis de le garder en (quasi) totalité et le découper en toute liberté. Ce qui est sûr est que l’interprétation doit veiller, en priorité, à faire entendre les mots, leur sens.
Et puis il faut la musique. Parce que Despentes est musique, parce que le monde est musique, parce que ma recherche est musique. Être avec mes complices musiciens sur scène, travailler avec eux l’entre maillage des mots avec la musique, faire résonner le sens, donner le temps, laisser de la place au silence, oser la cavalcade, faire entendre la force et la fragilité. Dépasser le slogan, l’époque et les lieux. Faire entendre un chœur et des cœurs. Pour m'accompagner dans cette recherche scénique, je suis assistée par Isabelle Richard et je m’associe à Phia Ménard partageant avec elles le goût des thèmes qui parlent de l’essentiel : le rapport aux autres, à la différence, au changement de paradigme, à l’abrogation d’une violence structurelle. S’alléger de ce qui pèse, faire peser l’essentiel.
Notre scénographie sera la métaphore d’un état de notre monde. Entre destruction et reconstruction. Un monde ravagé et magnifique. À sauver. Nous imaginons une scène qui évolue, qui peut offrir au public un espace à l’imaginaire.
Avec quelques éléments et matières, nous suggérons. Nous sommes à l’intersection de deux mondes : un qui implose, s’effondre, part en poussière et un autre qu’il faut absolument reconstruire, autrement.
Je voudrais offrir du temps au texte comme il faudrait nous offrir du temps dans nos vies.
Des espaces de rêveries, des suspensions, pour se régénérer. Et ainsi sortir de notre sidération, de notre fatigue ou de notre aveuglement.
Des espaces d’images et de sons, pour ouvrir des fenêtres sur l’imaginaire.
La musique et l’univers sonore donc. Mais aussi la peinture de Cléo Sarrazin, projetée en 2D, pour ouvrir et offrir des horizons, célébrer le lien, la ramification, la nature. Les forces de vie.
Tout cela est en cours. On verra ce qui tient bon au fil des répétitions.
Quel type de musique ? Peut-on imaginer quelque chose d'un peu rock-punk fidèle à Virginie Despentes ?
A.C.- Quand on dit Virginie Despentes, on pense évidemment à la musique. C’est une part importante dans sa vie. On pense aussi au mouvement punk rock ou tout simplement à son côté punk. Le punk, au-delà de la scène musicale, est un mouvement contestataire radical, créatif et solidaire, qui use de l’autodérision, de l’économie de moyens, qui prône l’énergie, qui demande et propose des alternatives sociales et économiques. Alors oui elle est punk. Même si elle dit elle-même que ses goûts musicaux sont larges, la source est celle-là.
Avec ce goût commun de la guitare électrique, des percussions, nous voyagerons dans des couleurs musicales rock, punk-rock, blues, en passant aussi par l’arrangement de mélodies douces, en nappes ou ponctuations.
Et puis quelques chants venus d’ailleurs (Arménie, Laponie...), venus de l’enfance.
En pointillé, on voulait célébrer l’enfance, sa force, sa joie, sa vigueur, son aptitude à l’exploration, à l’imagination, l’espoir.
Tout est en train de se construire avec les deux musiciens-compositeurs-interprètes, Rémy Chatton et Vincent Le Noan. Ils font aussi un travail sonore où ils utilisent des voix, des chœurs, des bruits du monde, l'eau, le vent... Tous ces éléments contribueront aussi à la richesse de l’univers musical.
Propos recueillis par Isabelle Demeyère le 24 mai 2023 au Théâtre du Nord.