accueil > Sorties de route
Anne-Françoise Benhamou : Il y a quelque chose d’assez paradoxal dans l’écriture théâtrale d’Arne Lygre, qui me fait un peu penser à l’équilibre du jeu oulipien et du tragique dans l’œuvre de Perec. D’un côté, ses pièces obéissent à des principes formels volontairement explicites, dans une construction assez ludique, raffinée, minimaliste, qui semble d’abord faire écran à la matière narrative. Mais dès qu’on s’enfonce dans les textes, on est frappé par la prolifération, l’enchevêtrement, d’histoires cruelles, violentes ou pathétiques que recèle cette architecture si maîtrisée. Un peu comme s’il jouait avec nos envies d’entendre de telles histoires et qu’il les explorait avec nous…
Stéphane Braunschweig : C’est vrai que toutes ses pièces mettent en scène, à un moment ou un autre, et souvent de façon inattendue, ou brutale, des événements violents: accident, suicide, viol, maltraitance…
Ça fait partie de son univers – comme de celui de beaucoup d’auteurs contemporains, au théâtre ou au cinéma. Mais d’un autre côté, c’est comme si l’écriture de Lygre exprimait une méfiance par rapport à la représentation de cette violence. Peut-être par doute sur la capacité du théâtre à la représenter ou par refus d’un voyeurisme du spectateur. Son vrai sujet n’est pas la représentation directe de la violence, mais la façon dont elle est vécue intimement par les personnages. Son théâtre nous fait traverser ces événements à travers leur expérience, leurs pensées, parfois même par les pensées qui se cachent dans ces pensées. En ce sens, c’est un théâtre “expérimental”: il nous propose à nous aussi, spectateurs, de partager ces expériences que vivent les personnages. Et c’est pourquoi la violence des situations est toujours un peu mise à distance.
A-F B. : Le rapport des personnages à leurs affects violents ou aux traumas qu’ils rencontrent est également mis à distance par les “je dis”, “je pense”, qui ponctuent leurs propos, comme s’ils se regardaient parler ou penser. Est-ce que la pièce parle de notre dissociation par rapport à nos affects, de notre difficulté à les vivre?
S. B. : Cette espèce de mise en abyme de la parole peut donner l’impression qu’ils sont à distance d’eux-mêmes, mais au même moment ils sont pris dans des situations de parole intensément chargées. Ce n’est pas du tout un théâtre sans affect. Mais la question de la dissociation est aussi présente dans la pièce à travers ces moments de la vie où on peut se dissocier de son identité, faire “subitement” (un mot qui revient beaucoup) un écart par rapport à soi. Par exemple dans la première scène, “Une personne” dit : “J’ai oublié à quel point [mon mari] comptait pour moi, pendant un moment”. Encore un paradoxe du théâtre de Lygre : les personnages ont d’abord l’air très normaux, et brutalement, ils basculent dans des comportements limite. Ils ne sont jamais très loin d’une zone de folie. On a l’impression qu’on est dans une situation presque banale, et d’un coup, on sort de la route. J’aime bien penser ces personnages comme des gens qui font des sorties de route, des échappées brusques hors de la conscience, de la raison.
A-F B. : Un des principes d’écriture de la pièce, c’est un personnage qui se “transforme” en un autre personnage dans la séquence suivante – à vue, pris en charge par le même acteur ou la même actrice: une femme qui devient son propre mari une fois qu’elle est morte, un personnage masculin qui devient son amant de hasard, une femme qui devient son partenaire épisodique, une jeune femme suicidaire qui devient le vieil ambulancier qui la secourt, une femme âgée qui se transforme en son jeune agresseur… Que produit un tel dispositif de composition?
S. B. : Ça oblige l’acteur à traverser le personnage opposé de celui qu’il jouait – à traverser l’autre. C’est une expérience proposée par Lygre à l’acteur et au spectateur en même temps. Parce que cet autre qui surgit est porté par le corps de l’un.e, celui que l’acteur ou l’actrice a investi du personnage précédent. Le spectateur continue de voir le corps qu’il a accompagné dans la scène d’avant, mais il doit y projeter tout autre chose. C’est encore une expérience de dissociation… Comme les personnages de Lygre se mettent très peu à la place de l’autre, qu’ils sont très enfermés dans leur moi, ce sont les acteurs à qui l’auteur fait faire ce saut vers l’autre que les personnages ne font pas.
A-F B. : C’est aussi un défi pour le spectateur: il faut franchir un obstacle pour arriver à partager avec l’acteur ou l’actrice, d’un instant à l’autre, un autre personnage; il faut se laisser emporter dans ce retournement, “sauter” avec l’interprète…
S. B. : Il y a toujours au cœur de l’écriture de Lygre une façon d’affirmer qu’au théâtre les mots façonnent la réalité. Ce qui fait que n’importe qui peut, à n’importe quel moment, dire : Je suis quelqu’un d’autre – et qu’il y a une fluidité des identités, qu’elles peuvent se redessiner en un instant à travers le langage. Cela produit aussi des reconfigurations instantanées des situations, et oblige à tout jouer au présent. Les glissements fréquents dans le temps ne nous conduisent pas d’un passé vers un futur, mais d’un “maintenant” à un autre “maintenant”. Dans cette pièce, quand un acteur devient sous nos yeux un autre personnage, il n’y a pas seulement un effet de bascule dans une autre identité, mais l’obligation qui nous est faite, à nous spectateurs, de nous déprendre du personnage précédent, qui était porté par le même corps que nous avons encore sous les yeux. C’est comme si l’écriture créait un dispositif de séparation, comme si cette séparation ou cette déprise étaient inscrites dans la structure de la pièce. Nous pour un moment, c’est aussi nous spectateurs, pour un moment seulement, avec le personnage.
A-F B. : Toutes ces micro-situations, ces condensés relationnels pourraient évoquer l’écriture de la nouvelle… Il y a la même concision, le même type d’élégance narrative.
S. B. : Mais la nouvelle, souvent, est un récit qui va droit à l’essentiel. Alors que cette pièce me paraît plutôt relever d’une esthétique de l’esquisse.
Les éléments romanesques sont assez réduits. Sur la fille qui a perdu son frère, on pourrait écrire une pièce entière, sur les deux amies du début aussi. Mais Lygre n’est pas quelqu’un qui explique. Ça ne l’intéresse pas. Il préfère laisser les êtres et les choses un peu sans explication. Même les personnages les plus développés de la pièce n’ont pas de biographie. C’est aussi un écho au monde contemporain. Des relations qui s’esquissent, qui s’arrêtent. On est dans l’instabilité des relations, des histoires, des identités, comme si les choses ne prenaient pas. Ça peut être fort, intense sur le moment. Mais c’est comme si ça ne s’enracinait pas. Aucun point d’appui n’est stable dans la durée – c’est ce que le sociologue Zygmunt Bauman appelle la “société liquide”, pour caractériser notre monde.
A-F B. : Dans la pièce il y a aussi des liens puissants, dont les personnages, justement, n’arrivent pas à se déprendre: l’amie qui ne s’est jamais remise de son divorce, la jeune femme hantée par son frère suicidé, la “connaissance” qui a vécu des années dans la haine de celui qui lui a fait du mal – même si on ne sait pas exactement de quoi il s’agit… L’utopie de l’éphémère est peut-être à la mesure de l’inquiétude générée par les liens. Chez Lygre, “Je t’aime” se dit volontiers “Tu es à moi”. Les personnages sont souvent tiraillés entre leur propension à vivre des relations brèves, et leur peur de la solitude: “Je n’y arriverai pas tout seul” est aussi un leitmotiv. Ils ne se sentent pas forcément très adaptés à cette “société liquide” et cherchent, pour certains, autre chose.
S. B. : Ça n’empêche pas qu’ils y sont tous pris. La structure de la pièce crée aussi chez nous cette impression de discontinuité, à travers des relations qui s’esquissent, se dissipent, des personnages qui mutent. Entre eux, la pièce explore des degrés de proximité – est-ce que ce sont des degrés d’intimité? Je ne sais pas. Ça me fait penser au film de Chéreau, Intimité. Parfois il y a plus d’intimité avec quelqu’un qui est moins proche. Les seules scènes de sexe de la pièce sont entre gens qui ne se connaissent pas, ou à peine. On pourrait dire qu’à partir de degrés de proximité très divers il y a dans chaque scène un vrai moment d’intimité – un “nous” à chaque fois d’une qualité différente.
Entretien réalisé pendant les répétitions de
Nous pour un moment aux Ateliers Berthier, en octobre 2019.