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Le crépuscule de la désillusion
Des jeunes filles occupent un espace abandonné. Une salle de classe en ruine, un lycée scientifique abandonné peut-être, lieu déchu de transmission des savoirs et de la citoyenneté. Ruines de guerre ou désaffection ?
On sent qu’elles ne sont pas d’ici, et on ne sait pas ce qu’elles font là. Elles occupent le terrain, arrêtées à la marge d’un monde dans lequel elles ne semblent pas trouver de place, ou simplement ne pas en vouloir… Adolescentes d’origines étrangères vivant aujourd’hui, elles observent la communauté des humains, et comme le sphinx, interrogent toute personne passant à leur portée. Leur distance attentive, leur statut de déplacées (dans l’espace du monde, dans le cours du temps), leur légèreté même (légèreté paradoxale de qui n’a ni droits ni devoirs), leur permettent de s’introduire partout, d’errer librement et d’interpeller ironiquement la société qui prétend les dominer. N’étant rien elles ne risquent rien. Elles sont les « Phéniciennes », filles en transit venues d’Orient, semi captives, migrantes en voie d’émancipation, peut-être, par l’exil. Pour Crimp elles sont le sphinx. Indéchiffrables de n’appartenir à aucun ordre.
Elles posent des questions. Par un jeu insolent d’interrogations absurdes, de raccourcis aberrants, ce sont elles qui creusent l’espace de la scène, fracturent le sens commun et les limites temporelles. Elles ouvrent les yeux de ceux qu’elles rencontrent, comme le font les Kôan bouddhistes par l’effet d’une sidération ironique.
Ce sont elles qui convoquent l’une après l’autre les figures du mythe. Nous sommes chez Œdipe, qui vient de découvrir la vraie nature de son union avec Jocaste et le meurtre de son père. Il s’est enfoncé une épingle d’or dans chaque œil, et depuis vit tapi dans une cellule isolée du palais. Ses fils se préparent à s’entretuer. Jocaste, qui dans les versions antérieures du mythe se pend quand elle reconnaît en Œdipe son fils et son époux, survit par la volonté d’Euripide pour assister à la mort de ses deux enfants, et se tuer à son tour pour réunir de son corps leurs cadavres sanglants…
Et c’est comme le malheur de l’espèce qui s’expose à nos yeux : appelés par les filles, les protagonistes émergent de l’ombre, mal réveillés du rêve d’une vie plus simple, monstres d’humanité confuse, sommés de paraître au grand jour. Ils avancent à regret, clignent des yeux, répugnant à endosser des actes et des paroles qui sont autant d’erreurs, comme s’il s’agissait de revêtir des vêtements humides et froids qui ne sont pas à leur taille. Méthodiquement, les filles les contraignent à régurgiter leur destin catastrophique, les formes géométriques de leurs actes insensés.
Une transcription presque littérale. Peu de changements réels dans la réécriture par Martin Crimp de la tragédie d’Euripide, sinon, imperceptible, une orientation différente, un axe légèrement déplacé : le Chœur des filles est au centre désormais, il est l’origine et la raison de la représentation, il en est le personnage principal et le vecteur. Ancêtres juvéniles inscrites dans un temps sans durée, ces adolescentes viennent du passé et incarnent néanmoins un présent absolu. C’est de l’extériorité de ce présent pur qu’elles interrogent les inerties de l’histoire, l’état du monde comme un héritage erroné qui nous serait infligé contre notre gré. Par le jeu ironique de leurs questions, elles agissent sur le mythe et semblent nous l’attribuer, l’appliquent comme une grille d’interprétation sur le visage de notre présent malade : tout notre temps semble fait de cette antique somme d’erreurs.
Une figure de la paternité malade. Porteuses d’un regard lucide et distant, à l’ironie empathique, les Phéniciennes ne font, tout au long de la pièce, que désigner le centre invisible, le point aveugle et néfaste dont le monde qu’elles observent est souffrant : celui qu’on dissimule et qu’on redoute, le roi déchu Œdipe. Étéocle et Polynice l’ont enfermé dans une cellule pour le cacher comme une souillure qu’on veut définitivement tenir secrète. Il est au cœur de la scène, contenu dans ce qui l’isole, encombrant, immobile. Jusqu’à son apparition finale, et son départ forcé pour l’exil, sa présence invisible aura continuellement inquiété les échanges effarés des protagonistes. Il hante tous les dialogues, la catastrophe rayonne à travers les murs, et le monde, dévasté, chuchote dans la pénombre.
Œdipe est une figure calcinée, définitive, vaincue. Il est aussi l’objet du constat de l’échec ultime de toute ambition, de toute volonté de maîtrise et de pouvoir. Une vacuité exemplaire.
Il quitte le palais, léger, reprend la route. Enfin rien.
Monter la pièce de Crimp revient, dans un premier temps, à monter la tragédie d’Euripide, tant le texte contemporain suit scrupuleusement le fil antique, avec une connaissance et une compréhension remarquables. Malgré la réécriture des dialogues et leur très franche modernité, l’œuvre de Crimp épouse les problématiques d’Euripide sans chercher à les rapporter artificiellement à notre présent. C’est en déplaçant les points de vue et en s’appuyant sur l’extériorité ironique d’un Chœur inventé par lui, qu’il organise la confrontation des époques et des consciences, les amenant à s’éclairer mutuellement sans qu’aucune ne perde de son intégrité. Le temps d’Euripide reste celui, infiniment éloigné, de l’antiquité. Mais il habite le nôtre en réveillant des échos qui nous renseignent sur notre vie, par l’effet d’un étonnement très subtil, dans lequel l’ironie et la compassion jouent un rôle de premier plan.
Daniel Jeanneteau, février 2019