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Rire et colère, comédie et cauchemar
Depuis sa tour d’ivoire, son exil volontaire de 27 ans, le docteur Ibsen ouvre le cœur et le cerveau de ses contemporains pour y “traquer les trolls de l’âme” et ausculter, en toute subjectivité et sans complaisance, le corps malade de la société bourgeoise de la Norvège de la fin du XIX' siècle.
Son diagnostic est sans appel : asphyxie de l’individu par tout ce qui l’empêche d’atteindre "le but suprême” : être soi-même.
“Vivre, c’est lutter contre les démons du cœur et du cerveau". Expert en l’art de faire de son théâtre une machine a fabriquer du scandale, Ibsen écrit ses pièces comme une suite d’électrochocs d’autant plus violents qu’aucune morale ne vient en soulager l’impact. Comme le portrait au vitriol d’un monde impuissant à lutter contre ses démons, le mensonge, le conformisme, la corruption, l’aliénation par la morale, l’argent, la religion, la force d’inertie d’un esprit petit-bourgeois rêvant d’émancipation mais attaché à son confort et incapable de passer aux actes. À la gravité du mal, il ne propose aucun autre remède que celui de la table rase. La destruction comme condition préalable à l’avènement d’un monde libre et réconcilié avec lui-même. “S’il n’y a qu’à déplacer les pions je ne suis pas de la partie, mettez le feu sens dessus dessous je suis votre homme".
En équilibre instable sur la frontière qui sépare la vérité de tout ce qui s'efforce de la dissimuler, la famille bourgeoise d’Ibsen (façade impeccable et pignon sur rue) s’accroche pour vivre à un langage miné par le déni et la dissimulation. Prisonniers d’un mécanisme implacable, d’un engrenage psychique où culpabilités, fautes originelles, dettes impayées, fantômes en tous genres viennent comme un poison contaminer les corps et dévorer le présent, les personnages passent leur temps à ignorer sur scène la vérité qui leur crève les yeux, pour mieux gérer en coulisses les crimes dont ils sont coupables.
Chez Ibsen, le mensonge est vital et la vérité mortelle. On glisse la poussière sous les tapis, jusqu’à ce que le souffle de la vérité soulève les tapis et répande la poussière qui révélera le vice sous le masque de la vertu, et sous celui de la bonne société honorable, la pourriture des fondations. Les cerveaux éclatent, libèrent “les trolls de l'âme" et transfigurent des êtres civilisés en bêtes sauvages. Le drame ibsénien, selon Michel Meyer, c’est un peu la tragédie grecque qui se démocratise et qui vient frapper la famille bourgeoise. [...]
Une station thermale dans une petite ville de province. Une famille : le docteur Tomas Stockmann, Katrine sa femme, Petra sa fille, ses deux fils, son beau-père, Morten Kill et son frère, le préfet Peter Stockmann. Stabilité économique et prospérité assurée par l'établissement de bains créé par le docteur et son frère. Découverte par le docteur de l'empoisonnement des eaux thermales par une bactérie : catastrophe sanitaire, menace pour la santé publique. Décision du docteur d'informer la population, de fermer l'établissement et d'engager des travaux pour reconstruire le système hydraulique urbain. Refus catégorique du préfet : impossible de toucher à ce qui fait la richesse et la renommée de sa ville. Colère du docteur, qui en appelle au rédacteur du journal local pour dénoncer le scandale politique.
Entre atermoiements et menaces, tentatives de corruption et retournements de veste des notables, des journalistes, de la petite bourgeoisie locale, la question écologique s'efface au profit d'une guerre ouverte entre Tomas, le scientifique, qui pense que la vérité se suffit à elle-même, que la population sera de son côté parce que la raison l'emportera toujours, et Peter, l'homme de pouvoir, qui prétend que pour être incontestable, la vérité n'en n'est pas moins relative. Ou comment on peut dire d'un enjeu de société qui dérange "Ce n'est pas aussi simple", d'une question urgente et insoluble “Il y a d’autres priorités". Au fil des échanges empoisonnés par la langue de bois, les conflits d'intérêts et les envies de meurtre, chacun cherche à tirer son épingle d'un jeu arbitré par le Dieu qui anéantit la raison et les états d'âme : l'argent, assumé par tous, jusqu'à l’obscénité, comme le nerf de la guerre.
La pollution la plus inquiétante n'est plus là où on pense, mais dans les mots et le cerveau de ceux qui se détournent de la catastrophe annoncée pour regarder leur portefeuille. Ou quid d'une vérité qui menace directement l'économie dans une société fondée sur le profit ? Dans l'angoisse de voir leur intérêt personnel mis en danger par l'intérêt général, ceux qui dressaient déjà la statue de Stockmann le héros vont, dans une volte-face tragi-comique, la mettre à la casse. Ou, plus trivialement, devant la perspective de devoir mettre la main à la poche, les rats quittent le navire (en théorie insubmersible) de la raison, pour adopter une nouvelle stratégie : celle qui consiste à mettre en doute l’impartialité du messager pour ne pas écouter le message À condamner l'inconséquence du lanceur d'alerte pour ne pas voir le scandale qu'il dénonce.
Lors d’une réunion publique qu'il organise dans l'intention de rallier la population à sa cause, le docteur, au bout de lui-même, sort de ses gonds et du sujet de la pièce, pour, au hasard d'un texte improvisé, s'emballer dans une surenchère de provocations, une diatribe aux accents réactionnaires, insultant ceux-là même qu'il était venu séduire, crachant sur les simulacres d’un faux État démocratique, avant de vomir sur la démocratie elle-même et de stigmatiser, comme le mal absolu, la médiocrité de ce qu'il appelle la majorité compacte. Majorité qui rassemble “la populace" et ceux qui la dominent et qui a toujours tort, contrairement à la minorité qui a toujours raison. Majorité qui, parce qu’elle accepterait de vivre sur “le terrain pestiféré du mensonge”, mériterait, purement et simplement, d'être exterminée comme un troupeau de moutons malades. Conspué par la foule, le héraut de la vérité devient l’ennemi public numéro un. Loin de se rétracter, il fera de ce titre une consécration, de son échec une victoire, décidera de fuir le pays avec sa famille, avant de se résoudre finalement à rester chez lui pour entrer en résistance.
Dégagé de tout fantôme encombrant, de tout symbole, de toute complexité psychologique, Un ennemi du peuple est un texte à part dans l’œuvre d'Ibsen. Pour la première fois, l'auteur fait de son théâtre une tribune, regarde son public dans les yeux, à peine masqué derrière sa créature et jouissant du plaisir de la laisser franchir la limite de ce qu'il est possible de dire sur une scène. Stockmann est une fiction, Ibsen pourra toujours dire qu'il n’est que son auteur.
Vaudeville, agit-prop, thriller politique, vive, dense, directe, effrénée, tranchante, la pièce ne sort jamais de son sujet, confond sans arrêt la fiction dans le réel et trouve dans la légèreté de la forme le moyen de s’appesantir sur le fond. La comédie est l’outil dont l'auteur a besoin pour aller au bout de sa colère. Le sujet est trop grave pour en faire une tragédie. Le rire du spectateur n'épargnera personne. Il sanctionnera autant le cynisme du pouvoir que la vaine impertinence de celui qui l'affronte. [...]
Pendant cinq actes, cinq rounds ponctués par la guerre fratricide de plus en plus violente entre le docteur et le préfet, dans le sauve-qui-peut général, le chacun pour soi (et jamais rien pour le peuple), les personnages, dépassés par les événements, slaloment entre la panique et l'exaltation, l'ivresse et la paranoïa, la pollution des eaux et le verbe empoisonné du pouvoir, la peur du scandale et celle de voir leur mine d’or partir en fumée. Le salon des Stockmann devient un ring, une piste de cirque, une arène, une agora où se défie et se combat une petite ménagerie d'animaux irresponsables, aussi inquiétants que ridicules dans leur absence de doutes et leur obstination à protéger leurs arrières plutôt que les intérêts d’un peuple qu'ils se contentent de regarder par la fenêtre avec condescendance.
Katrine Stockmann s'efforce en vain de maintenir l'équilibre jusqu'à basculer comme les autres ; Morten Kill, le pollueur, jubile devant le chaos en méditant sa vengeance ; Petra, l'institutrice, a de grandes idées sur l’école idéale, mais rechigne à se relever les manches pour les mettre en œuvre ; Billing, l'anarchiste, attend tout simplement de pouvoir "démolir la baraque” ; le journaliste Hovstad caresse ses lecteurs dans le sens du poil et ne défend le docteur que parce qu'il veut coucher avec sa fille ; Horster, le marin abstentionniste, préfère la mer à la politique, et Aslaksen défend la démocratie pourvu qu'elle ne coûte pas trop cher aux contribuables.
Dans ce petit monde auto-centré, satisfait de lui-même, Ibsen ne sauve personne. Pas même son autoportrait, son porte-parole, son clown : Stockmann jette son corps dans la bataille, mais se prend les pieds dans le tapis d'un ego démesuré, d'un caractère impossible et d'une absence totale de conscience politique. De plus en plus déterminé à mesure que les portes se ferment, radical dans son combat jusqu'au risque de le perdre, il ne trouve son équilibre que dans l'excès et sa légitimité dans le “seul contre tous". Avec moi ou contre moi, pas d'autre alternative. Figure de proue, ami du peuple, bouc émissaire, aristocrate de gauche, anarchiste de droite, le docteur est à l'aise dans chacun de ses costumes, pourvu qu'il se trouve devant, à côté, en face, en tous cas jamais confondu dans la foule et hors d'une société qu'il aime quand elle le soutient et qu'il abhorre dès qu’elle le condamne. Amoureux de la vérité autant que de sa propre gloire et, comme un Alceste le serait de la sincérité, jusqu'au non-sens. Obsédé par sa liberté, mais incapable de voir les fils qui le manipulent et qui l'entraînent dans une histoire qu'il croit écrire lui-même, le monstre indésirable frappe, dans tous les sens, pour se tailler, dans la haine qu'il inspire à ses adversaires, un costume de martyr. Un Christ dont les stigmates seraient la signature d'un monde que se partageraient l'imbécillité, l'ignorance et la corruption, et qui, hué ou applaudi, verserait une larme sur le sens de sa solitude. Un tableau à la fois inquiétant et risible, que Brecht aurait pu sous-titrer “Malheureux le pays qui a besoin de héros”. Ou “Grandeur et décadence d'une petite ville de province, où l'on voit comment un petit provincial sans histoire va devenir une bête (de foire) politique".
Stockmann s'est abandonné, corps et âme, à ce qu’il croyait être sa vocation, “ce torrent qu’on ne peut refouler, ni barrer, ni contraindre et qui s'ouvrira toujours un passage vers l’océan”. Chez Ibsen, on se rêve dans l'espoir de se trouver, et dans le risque de s'effondrer. Comme Solness de sa tour.
Écrire, pour Ibsen, c'est “se passer soi-même en jugement". À la première représentation, le 13 janvier 1883, devant le public du théâtre de Christiania, il fait le procès de Stockmann et plaide non coupable. L’absolutisme enragé du docteur n'est que l'effet de cette camisole où l’a enfermé un pouvoir injuste et corrompu. Une machine assez cynique et sophistiquée pour apprivoiser, engloutir et digérer toute velléité de sortie du cadre. Un mécanisme implacable, qui donne sa place à la contestation pour mieux l'anéantir, et où victimes et bourreaux peuvent cohabiter en toute complicité. Un théâtre où les rois, les traîtres et ceux qu'ils oppriment se battent sur scène, avant de s’embrasser en coulisses. Mais la pièce est surtout, pour l'artiste blessé, l'occasion d'un bras d’honneur vers ceux qui ont voulu faire de lui “l'ennemi du théâtre norvégien”. Il pose sur scène un miroir qui renvoie au public sa propre image : celle des passagers "d’un navire qui voyage avec un cadavre dans la cale”. Noir c’est noir. Et pourtant, dans le nihilisme affiché de "l’homme le plus en colère d'Europe" (selon la formule de Strindberg), dans la noirceur de ses tableaux, dans la bouche de certains de ses personnages, une petite lueur subsiste. L'idée consolatrice d'un avenir possible, une ère nouvelle à venir, un horizon radieux, où l’humanité réconciliée avec elle-même, remise dans le droit chemin, aurait retrouvé son centre et son équilibre, où l’homme ne serait plus victime de lui-même. Une ère nouvelle qui ne demanderait, pour advenir, rien de moins que la révolution (utopique), pure et simple, de l’esprit humain.
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Cent trente ans après la création, l'ère nouvelle a changé de visage et le vocabulaire s'est enrichi : écologie, climato-scepticisme, lobbying, mondialisation, ultralibéralisme, lanceur d'alerte, impasse, compte à rebours... La pièce à scandale est devenue une farce cauchemardesque, dont le sujet fait froid dans le dos et devant laquelle notre sourire se fige. L’ennemi n'est plus seulement le préfet Stockmann et ses alliés. L'ennemi est devenu multiple, invisible, silencieux, ses armes plus redoutables et sa stratégie indéchiffrable. Le public n'est plus en face d’Ibsen le provocateur, mais avec les acteurs, dans la même urgence, sur la même planète, et devant la même somme de questions vertigineuses, formulées par des mots de plus en plus difficiles à définir. Responsabilité. Pouvoir. Vouloir. Moyens. Dérèglements. Dérégulation. Beauté du mot démocratie. Accord du mot et de la chose qu'il désigne. Duel de la raison et du profit. Collectif. Individu. Citoyen. Horizon. Violence. Légitime défense. Sauver la civilisation. Sauver la banque. Vivre ensemble. Fin du mois. Fin du monde... etc... [...]
Ibsen, qui met un point d'honneur à ne jamais rien expliquer du sens de ses œuvres, pose des bombes, s'amuse de l'impact et s'en lave les mains.
“Je suis là pour poser des questions, je vous laisse le choix des réponses". Aucune résolution ne vient adoucir la brutalité d’une pièce dont la scène finale laisse le plateau en apnée : Stockmann, drapé dans son orgueil, anéanti (mais la tête haute), seul (mais soutenu par l'amour de sa famille), rassemble ses forces pour lancer à la face du monde une formule pour le moins contestable et qui ressemble à la signature d'une œuvre, un de ses leitmotive, le "Ma vie dans l'art" de son auteur: “l'homme le plus fort au monde, c'est l'homme le plus seul".
Ibsen écrit la phrase et laisse au public le soin de l’apprendre par cœur ou de la jeter aux ordures. Dans un noir final, un vide suspendu qui tourne, inévitablement, notre regard vers le présent, vers demain, vers nous-mêmes. Un vide qui appelle un silence stupéfait ou l’esquisse d'une réflexion. Aujourd’hui, par exemple, (et pour détendre l'atmosphère) : "... quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant « quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?», il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : « à quels enfants allons-nous laisser le monde?»" (Jaime Semprun, L'abîme se repeuple, 1997, p. 20).
Jean François Sivadier