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Note d'intention

À propos

Monter Peer Gynt à présent, c’est parler d’aujourd’hui, c’est interroger notre monde bouleversé. C’est se lever contre une réalité brutale, sombre, silencieuse et convenue.

Tout le théâtre d’Ibsen est une école de questionnement et d’exigence.

 

Peer Gynt n’est ni un héros ni un anti héros. Il s’invente des vies fantasmées, des identités multiples, des fables. Il rêve de hauteurs, de reconnaissance, de grandeur, de pouvoir. Il ne lutte pas pour de grandes idées mais contre toute contrainte, et dans la quête éperdue de ses rêves et de leur ivresse.

 

La pièce d’Ibsen s’étend sur une cinquantaine d’années, entre adolescence et vieillesse. Cinquante ans à courir les quatre coins du monde, pour répondre à cette question fondamentale de la quête de soi.

 

Hâbleur, vaurien, menteur, égoïste, sans foi ni loi, Peer Gynt fuit son village, sa mère, sa vie de paysan, ses responsabilités, son amour, ses femmes, décidé à essayer toutes les solutions pour trouver ce « soi » qu’il veut être, décidé à ne réaliser que de « grandes choses ».

 

Peer Gynt n’est pas un personnage de théâtre, il est le théâtre à lui tout seul, celui qui pose la question essentielle : qu’est-ce qu’ « être au monde » ? Son inadaptation à ce monde qui l’entoure, son incapacité à agir sur lui, le poussent à chercher ailleurs à étendre sa quête.

 

Il part pour l’Orient des mirages et l’Afrique des déserts, tour à tour éminent sujet du roi des Trolls, marchand d’esclaves, empereur des fous, prophète, naufragé…

 

Au centre du récit, ce personnage aimante : il est de ces personnages qui concentrent l’attention, qui attirent autant qu’ils agacent ou déçoivent. Les autres personnages de la pièce, hormis Aase et Solveig, sont comme des satellites, attirés par ce qui les brûle, fascinés. Il n’est pas seulement celui qui ment, qui trahit, qui fuit ; il est aussi celui qui cherche et qui ne se satisfait pas de la réalité telle qu’on la lui propose.

 

Cette pièce me semble un magnifique espace de recherche, de créativité des auteurs transdisciplinaires du spectacle. J’aime à poursuivre ainsi ma démarche et mon engagement pour un théâtre contemporain, transdisciplinaire, interculturel et populaire avec les grands textes du répertoire : rassembler un collectif d’acteurs représentatif de la population française, dans sa diversité, dans la beauté de ses corps et de ses accents qui au service de ces textes en ouvrent d’autres sens et les font resurgir.

 

Je continue avec ce texte immense le travail initié avec Hamlet, Ovide, Lucrèce Borgia… interroger avec les acteurs de notre époque les grandes figures mythiques de notre patrimoine.

 

 

C’est l’histoire d’un enfant arrogant, malappris, bouffi du sentiment de sa supériorité quand il n’est qu’un garnement inepte et inapte.

 

C’est l’histoire d’un jeune homme exclu, qui crois un instant trouvé une place au monde dans l’isolement protectionniste et intolérant. C’est l’histoire d’un homme fait, individualiste et cynique qui instrumentalise le monde, les autres et la morale pour sa jouissance et sa mégalomanie.

 

C’est l’histoire d’un homme mûr, qui tâte du religieux et du nihilisme. C’est l’histoire d’un vieil homme écœuré, qui observe l’état violent du monde qu’il a participé à corrompre et prend la mesure de sa médiocrité au crépuscule de sa vie. Trajectoire de l’homme qui a quitté les valeurs traditionnelles de la ferme familiale et du village pour spéculer, s’enrichir, dominer… avant de faire naufrage et d’être confronté à la vacuité nocive de son existence. C’est l’histoire de Peer Gynt, enfant terrible pour notre XXIe siècle balbutiant.

 

Curieusement - et sans volonté polémique – j’ai aimé cette histoire et souhaité la porter à la scène pour sa vacuité. Il y a dans Peer Gynt quelque chose de l’épopée pour rien qui me fascine et rentre en écho avec notre temps : le personnage s’agite et se pavane sans que rien de bien concret ou durable n’en sorte, il ne sait que faire de ses victoires, n’apprend rien de ses défaites et, finissant sa vie, il finit la pièce sans qu’aucune morale univoque ou discours éthique soit à dégager et retenir. Il en va de l’œuvre comme de son protagoniste : point de noyau derrière les pelures. Ce vide, ce relativisme et cet acharnement à remplir l’espace ou occuper le temps pour ne pas se confronter à son propre néant me paraissent terriblement parler de mon époque. Tant au niveau intime, où le soi se confond avec l’image de soi que l’on compose et que l’on partage à l’infini, qu’au niveau politique où ma génération héritière d’un monde sécularisé, sans philosophes et aux idéologies agonisantes, ne peut considérer le concept même de « vérité » qu’avec une certaine ironie.

 

Je voudrais que Peer, ce soit nous. Nous, le héros tragique tel que le définit Aristote : un homme ni spécialement bon ni spécialement mauvais qui devient malheureux, non à cause de ses vices mais à causes de « quelque erreur ». Peer comme reflet de l’humanité occidentale contemporaine : ni héros ni salaud, il est ordinaire : courageux mais pas téméraire, une ambition que met en échec l’inconstance, un reste de religion et un fond de moralité dont viennent facilement à bout le désir et la cupidité. Ce bonhomme est bien à notre image, à l’image de ce qu’Ibsen appelait « la majorité compacte » : flamboyant de médiocrité. Peer est passé à côté de cette grande vérité selon laquelle « la liberté n’est pas l’absence d’engagement, mais la capacité de choisir. »

 

Heureux qui comme Ulysse, naïf qui comme Candide, astucieux qui comme Nassreddine, aventurier qui comme un Roi singe, a fait un beau voyage. Peer Gynt incarne aussi cette figure bien connue dans l’histoire littéraire de l’humanité, celle du voyageur, du voyageur découvreur de monde. C’est par ses yeux qu’Ibsen dépeint des réalités sociales troublantes de modernité ; c’est par ses aventures qui mettent des mondes en défaut, qu’Ibsen dévoile une critique acérée de son époque et des mécanismes de domination.

 

Révéler à quel point « Peer, est nous » m’enjoint aussi à chercher ce qu’il y a d’aimable en lui. Parfois malicieux ou naïf, souvent drôle et vif, fils, amant, ami, aimant à sa façon, Car pour apparemment détestable qu’il soit, l’histoire de l’œuvre et de sa réception montrent bien qu’il ne peut jamais être détesté ! Quoiqu’il ait accompli de mauvaises choses, en paroles, par action et par omission, il ne peut être condamné à l’enfer ni accéder au paradis (si tant est que de tels endroits existent). Il ne peut qu’être refondu dans l’humanité entière. Si l’œuvre comporte une leçon elle est là : quelle vanité que consacrer sa vie à la connaissance de soi, la construction de soi, la promotion de soi. Car rien ne reste de tout cela, nos biens sont voués à la destruction et nos noms à l’oubli. Seul l’impact de notre engagement dans le monde a une chance de survie. « Vanité des vanités, tout est vanité. Quel profit trouve l'homme à toute la peine qu'il prend sous le soleil ? Un âge va, un âge vient, mais la terre tient toujours. » Leçon d’humilité, leçon d’humanité.

 

Je voudrais que son parcours non-initiatique soit une traversée de mondes comme autant de critiques sociales, une galerie de postures contemporaines, une succession de tentatives pour structurer le monde et y trouver sa place qui, toutes, échouent. Que les Trolls soient montrés pour ce qu’ils sont : des créatures nombrilistes et protectionnistes, des identitaires nationalistes profondément fermés à l’autre et confits dans leur immuabilité. Aussi m’affranchirais-je franchement de toutes références au folklore et de toute tentation surnaturelle : mes trolls seront bien humains et renverront l’image d’un groupuscule fasciste. Ils me permettront d’interroger les questions bien françaises et bien urgentes de laïcité et d’intégration. On demande à Peer de porter de nouvelles couleurs, d’adopter de nouvelles valeurs, un nouveau mode de vie, une nouvelle alimentation, de nouveaux usages vestimentaires… mais on lui accorde de garder sa foi pourvu qu’il n’en parle pas et ne la manifeste jamais en public. Je prévois aussi que le banquet des hommes d’affaires soit bien une réunion des dominants qui se partagent le monde et la force de travail de ses habitants. Le décor sera un planisphère, une carte du monde politique à se répartir. Je souhaite que l’ensemble des choix esthétiques opérés permettent aux spectateurs d’entendre les discours cyniques de Peer comme directement contemporains : ses discours sur l’esclavage s’appliquent remarquablement à la question du prix du travail, ses postures coloniales n’ont rien à envier au post-colonialisme du dumping social (le figure de Huhu y reviendra quelques séquences plus tard). Le cynisme avec lequel Peer l’impérialiste explique prêter ses capitaux à l’armée la plus forte pour se faire des alliés commodes en dépit des droits des peuples n’est pas sans résonnances avec l’histoire récente. L’adaptation met en relief la séquence avec l’esclave Anitra et la question du recours au religieux comme outil de domination.

 

Ici, cette quête de « l’être soi » sera plutôt « être au monde » : que cautionner ? Que construire ? Que laisser faire ? Dans un mode que sa marche ordinaire semble toujours mener au pire, peut-on se permettre lâcheté ou paresse ? Certes ni nous ni Peer ne sommes des monstres, mais notre manque de courage laisse parfois les monstres s’accoucher tout seuls.

 

En refusant d’être un fils, d’être un époux ou d’être un père, d’être acteur du monde moderne qui est en train de se construire, Peer se veut seul face au monde et son individualisme triomphant lui revient en pleine figure comme un boomerang : il se découvre seul celui qui se croyait libre. Il pensait appartenir au clan de ceux qui dominent le monde, il découvrira qu’il n’a fait que le détraquer. Chaque fois, il a fui dès que la situation devenait sérieuse. Ne pas s’engager, agir le moins possible, contourner les décisions : n’être jamais celui qui fait mais celui qui profite, profiteur de guerre, profiteur de crise, exploiteur des faiblesses et des folies humaines. Dans une lettre qu’il écrit au roi en avril 1866, Ibsen précise au sujet de Peer Gynt que sa « mission vitale » était de « réveiller le peuple et l’amener à penser grand ».

 

Peut-être plus modestement, je voudrais amener mon public à « penser » tout court : à quoi participes-tu, à quoi refuses-tu de participer, qui contribuerait à ce que le monde soit autre chose qu’une mauvaise plaisanterie ?

 

La scénographie représentera principalement une fête foraine abandonnée, sa montagne russe en décomposition et sa grande roue arrêtée dans sa course. Au croisement du camp des enfants perdus dans le Hook de Spielberg, de l’île au plaisir de Pinocchio, du Disma Land de Banksy et du parc de Prypiat à Tchernobyl. Elle dira le monde comme un terrain de jeux d’enfants pour dirigeants inconséquents, l’occident comme une fête qui s’est mal finie. Un monde qui cherche à se construire dans une ruine, à l’instar d’un Peer Gynt qui s’invente joyeusement à partir de la faillite familiale, nationale, morale, mondiale.

 

Les montagnes de Norvège deviennent ces montagnes enfantines aux volumes imposants qu’on escalade péniblement. Une montagne russe comme une vie faite de courbes, de détours - « Fais le tour, Peer, fais le détour » suggère le personnage du Grand Courbe, figure de l’esquive et de l’obstacle, de la contrainte d’une vie d’homme. Une grande roue arrêtée comme un destin en panne, assignant Peer Gynt à l’endroit qu’il ne cesse de vouloir fuir : lui-même.

 

Les voyages - réels ou imaginaires, peu importe - ne seront dès lors que de carton-pâte et seront pris en charge par des toiles peintes, en référence à la tradition illusionniste du théâtre. Se succédant comme les pelures de l’oignon, elles dévoileront à force de tomber le paysage que Peer avait fui : celui de son enfance. Décors imaginaires qui parlent encore de fausseté, d’un monde qui se prétend structuré mais qui n’est qu’un trompe-l’œil à l’usage des dominants.

 

 

David Bobée, metteur en scène