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En 2018, je travaillais au développement du dernier volet de ma trilogie* ayant pour sujet principal l’échec temporel ou comment le futur ne peut plus résonner avec la promesse d’un monde meilleur. Je souhaitais aborder ce sujet par le biais des enfants, qui seront les adultes de ce futur en question. Au cours de mes recherches, j’ai alors découvert le travail de Clément Cogitore intitulé «Braguino ou la Communauté impossible».
L’ouvrage, qui est constitué d’un film documentaire et d’une exposition, suit une communauté exilée en Sibérie Orientale. Sacha Braguine, patriarche édenté à la barbe aussi longue que le monde, témoigne de son histoire (et de celle de sa famille) à un réalisateur (Clément). Il raconte l’arrivée de sa famille, la naissance des premiers enfants, l’hostilité douce de la nature et son apprentissage, les ours, le vent, la rivière, les canards sauvages, puis l’arrivée des Killine (l’autre famille) et des premiers conflits.
Entre les séquences de témoignages, on assiste à de longs plans silencieux de la steppe, de la rivière, de la forêt, d’où se dégage une poésie d’une tristesse infinie.
Et puis, sur une île où jouent les enfants des deux familles, héritiers de conflits dont ils ne savent trop quoi faire, les yeux d’un petit ange vêtu d’une robe rose de princesse et chaussé de pattes d’ours croisent ceux du Roméo du clan d’en face... Les bases d’une tragédie sont posées...
Le film se termine avec l’arrivée d’un hélicoptère d’où sortent ceux que Braguine appelle « les corrompus», des braconniers à la solde de l’État, amenés par la famille adverse, qui pillent les réserves de la forêt et menacent leur survie.
J’ai rencontré Clément et lui ai fait part de mon envie de me saisir de cette histoire pour le théâtre. Il ne s’agissait pas de procéder à une adaptation stricto sensu de son documentaire, mais d’engager un dialogue avec les problématiques soulevées par cette œuvre, de mettre à jour les questions qu’elle suscite en moi en tant qu’autrice, metteuse en scène.
Concrètement, je me suis appuyée sur ce qui dans son documentaire faisait écho aux problématiques que je souhaitais aborder dans le cadre du dernier opus de ma trilogie : le futur vu à travers le regard des enfants. J’ai déplacé légèrement le focus et me suis affranchie de la matière documentaire pour l’enrichir du potentiel de fiction.
Il sera ainsi dans Kingdom, à l’instar de Braguino, question de la volonté de s’extraire du monde, de conflits familiaux et de l’héritage qu’en font les enfants, du rapport dialectique à la nature et à ses ressources, d’une barrière dressée entre deux territoires, et d’un schéma vieux comme le monde qui même projeté loin des tumultes des sociétés, au fin fond de la Sibérie orientale, n’a de cesse de se reproduire : l’impossibilité de vivre en paix.
Mais j’ai choisi de m’arrêter plus longuement sur le passé de la famille, sur l’origine de leur départ et de leurs secrets avant de proposer une projection probable de leur avenir, d’imaginer ce qui pourrait se produire une fois les enfants devenus grands, à l’acmé du conflit.
Certains éléments ont été transposés ou déployés. Ainsi, j’ai modifié l’origine du départ de la communauté, étayé la constellation familiale et mis en évidence le motif sous-jacent du conflit : l’opposition entre deux systèmes de croyances – l’une matérialiste et consumériste, l’autre spiritualiste et, plus spécifiquement, animiste.
Il y sera plus longuement question de transmission entre générations à l’épreuve du temps, de vies ébranlées par un changement de paradigme.
Selon leur génération, les membres de la famille sont pris en étau entre deux manières d’appréhender l’espace et le temps. Néanmoins, tous partagent le temps de l’action, celle du temps présent de la Taïga, un moment durant lequel on ne peut pas s’apitoyer sur son sort. À la fin de l’été, on finit les activités qui détermineront le bon maintien des moyens de subsistance pour les saisons difficiles …la pièce commence dans ce contexte précis. Aucun d’entre eux ne sait alors que c’est la dernière saison qu’ils passeront dans leur Royaume…
* Dont sont issus les spectacles TRISTESSES et ARTIQUE.