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Arctique est l’histoire d’une vengeance. Celle de la nature sur un monde dérivant et sur la corruption profonde des êtres humains qui, aveuglés par leurs passions, perdent la conscience de leur place dans l’univers. Cette nature, représentée par les Inuits du Groenland et leur monde dévasté, se venge du méfait accompli par l’intermédiaire d’une jeune fille, Sila Thuring (une sorte d’Amazone). Cette jeune fille est également la métaphore d’une autre victime - les générations à venir.
Pour raconter cette histoire au théâtre, j’ai choisi de faire se passer l’action sur un ancien bateau de croisière de luxe à l’abandon. Une sorte de bateau fantôme dont la plupart des éléments auraient été gardés intacts. J’ai voulu s’y faire rencontrer des personnages qui, tous à leur façon, ont été liés à l’évolution du Groenland, mais avec un parti pris particulier : écrire une fiction d’anticipation. Situer l’action dans un futur relativement proche est un procédé narratif qui me permet d’alerter le spectateur sur les problématiques qu’embrassent le spectacle tout en laissant ouvert un champ d’action, de possibles, dans le réel. Une façon simple de lui dire voilà ce qui pourrait arriver avant qu’il ne soit trop tard.
Les personnages d’ARCTIQUE sont piégés dans une dystopie qu’ils ont tous, par le passé, contribué à mettre en place. Ils portent en eux la culpabilité, la trahison et le besoin (conscient ou non) de rédemption. Revenus sur le lieu d’un crime auquel ils ont tous participés, leur passé est notre présent, leur présent, notre futur. Les allers-retours entre ces deux temporalités sont autant de tentatives des personnages de se sortir de leur propre piège que d’occasions laissées aux spectateurs d’éviter ce futur qui lui est raconté.
Pour ce faire, j’utilise toutes les fonctionnalités du théâtre, conventions, codes, machineries, auxquelles j’ajoute une fois de plus le langage du cinéma, purement immersif. Embarqué de la sorte dans ce qui se présente d’emblée comme une fiction et non comme la monstration du réel, le spectateur devient passager à son tour. Il est littéralement immergé dans la dystopie qui va lui être racontée. Toutes les images qui sont données à voir par l’intermédiaire des caméras sont jouées en direct par les acteurs. Cet élément est essentiel car il est la condition d’existence du théâtre, de la performance qui chaque soir se rejoue en direct. La scénographie est divisée en deux espaces.
La salle principale du navire est le lieu visible par les spectateurs dans lequel les personnages seront confinés tout au long de la première partie.
Il est le lieu des confrontations publiques où se déroulent les scènes de groupe, les résolutions plurielles, on s’y rencontre, on s’organise, on y tient des conversations politiques. A cet espace théâtral, s’ajoutent les couloirs, les cabines, l’ascenseur, la cale ou le pont extérieur. Ces espaces, qui sont présents physiquement à l’arrière du plateau, ne sont visibles que par l’intermédiaire des caméras. Les personnages (et les spectateurs) n’y auront accès qu’une fois le bateau largué au milieu des mers. De la sorte, le spectateur construit sa propre version de l’histoire en combinant les espaces et les temporalités. Ce qui est filmé en direct dans les coursives qui entourent le plateau et montré simultanément sur l’écran qui le surplombe, est pensé comme une juxtaposition temporelle qui, s’ajoutant au temps de la scène, permet d’amener une complexité supplémentaire à la dramaturgie.
La musique occupe également une place centrale dans ARCTIQUE. Elle est interprétée en live par les trois musiciens de l’Arctic Serenity Band, personnages de la fiction à part entière. Sortis tout droit du passé, ils interviennent comme le ferait notre inconscient pour nous rappeler une réalité refoulée.
Ainsi les membres du groupe interpellent le public dès les premières minutes du spectacle par cette question simple : « Anyone ? ». La musique comme conscience, donc, mais aussi comme ambiance, à l’image du « Il était une fois » par lequel débutent les contes de notre enfance. Au cinéma elle intervient également comme un élément de mise en condition qui ajoute, à l’instar du bleu-vert des lumières, du fantastique à la situation des occupants du bateau, qui, très clairement, n’est plus que l’image symbolique d’un réel augmenté.
Arctique est à la fois une comédie, un thriller, une fable d’anticipation, un film et une pièce de théâtre. Ceux qui connaissent mon travail savent combien j’aime combiner les genres pour en faire naître un nouveau. Une fois de plus ce spectacle sera l’occasion d’expérimenter ce mélange de genres dans une intrigue aux multiples ressorts : une comédie (sorte de tonalité de base, pour les relations entre certains personnages, le ton des dialogues, des présences surréalistes), un thriller politique (une intrigue politique à rebondissements, où la corruption, le meurtre et les disparitions sont au cœur de l’action), une fable d’anticipation (il s’agit de l’hypothèse d’un état du monde futur et de situations fabulées au départ de cette hypothèse), cinématographique (usant des codes, rythmes, langage du cinéma) et rigoureusement théâtrale (le spectacle est avant tout un objet théâtral).
Sans gravité, et avec toujours cet humour qui émaille mon écriture pour dégager du sordide un espace de respiration, mon travail sur ARCTIQUE pourrait donc se résumer en une équation dont chacune des inconnues serait un médium avec ses particularités propres – théâtre, cinéma, musique - et dont la résolution mènerait à la preuve de cet art en lequel je crois tant : un théâtre d’histoires, dans lequel le réel du présent n’est qu’une matière au service d’une fiction par laquelle le monde pourrait - je l’espère - être autre chose en 2025 que le simple et tragique re-jeu des erreurs que nous avons déjà commises.
Anne-Cécile Vandalem