J'avais un peu d'appréhension à l'idée de retrouver les élèves d'une école de théâtre à l'issue de cette période de confinement. Quelles traces auraient laissé ce long moment si troublant pendant lequel, contraints à l'immobilité, on nous a répété sans relâche que nos métiers n'étaient pas de "première nécessité" ? De mon côté, je me sentais un peu rouillé et j'avais peur de ne plus savoir faire de théâtre.

Cette peur est en fait inhérente à notre travail, tant on doit se déplacer en fonction de chaque projet et des personnes différentes que l'on va rencontrer. L'enthousiasme et la confiance dans la nécessité de ce que nous faisons est vite revenue au contact des élèves de l'École du Nord, qui sortaient de ce confinement remplis d'un appétit de plateau communicatif.

Nous avons abordé ce travail avec l'envie d'être doux et bienveillants les uns avec les autres, de travailler sans pression et dans l'idée que le plaisir serait un bon curseur pour savoir ce qui est bon pour nous.

Notre mission, sur cet atelier, est de faire entendre un texte qui vient d'être écrit par un des élèves auteur de l'école, Noham Selcer. Le Premier jour de l'heure d'hiver retrace sur 56 ans l'épopée pleine de mélancolie d'une bande de potes qui décident dans leur vingtaine d'acheter ensemble une maison pour venir y faire du théâtre tous les ans.

L'un d'entre eux a écrit une pièce, et ils veulent s'engager à la jouer chaque année au moment du solstice d'hiver, jusqu'à la fin de leur vie. Courageux programme que ce texte d'étude, qui imagine les désillusions subies par les personnages au cours de leur vie, longue ou pas. Sans doute a-t-on besoin de faire des promesses, à soi et aux autres, pour se projeter dans l'avenir et essayer tant bien que mal de donner une colonne vertébrale à son existence.

Le Premier jour de l'heure d'hiver oscille entre Bergman et Tchekhov (carrément !), et étudie les renoncements infimes qui laissent des traces gigantesques. Petites trahisons amoureuses, coups de chance ou manque de réussite dans les parcours professionnels, problèmes de santé, d'argent, les personnages s'accrochent comme ils peuvent à cette utopie qui les a rassemblés un jour mais ne correspond plus vraiment à ce qu'on les voit devenir au fur et à mesure des années. Refuge pour les uns, fardeau pour les autres, cette maison du bord de Loire pourrit comme les âmes.

Voici deux semaines que nous avons abordé le travail, il nous en reste une. L'objectif est de mettre en forme une lecture d'à peu près la moitié du texte. Pour l'instant, nous nous sommes attachés à plonger le plus profondément possible dans la complexité de ses dialogues où tout se joue dans ce qui n'est pas dit, dans les blessures qui ne sont pas nommées, dans les paradoxes et les contradictions des personnages. C'est une écriture qu'il faut aborder avec délicatesse et qui demande une grande maturité d'interprétation. Comme si les jeunes acteurs devaient parler de ce qu'ils vivront plus tard. J'essaye d'être le plus subjectif possible dans mes indications, pour que Noham, présent à toutes les répétitions, puisse voir comment j'interprète ce qu'il a écrit. Il peut vérifier aussi l'évidence avec laquelle les acteurs s'emparent de certains passages, l'endroit où son écriture est porteuse, et les moments où trop de choses sont dites et gagneraient à êtres plus concises pour que les scènes explosent dans toute leur violence psychologique pour laisser le spectateur démuni.

Ce travail devait aboutir à une présentation publique. Elle ne pourra pas avoir lieu dans ce contexte, évidemment. Mais il est bon que les murs des théâtre commencent à accueillir à nouveau ces petits groupes de pensée, ces élèves qui réfléchissent à leur métier et à la vie de la façon la plus ardente possible. Passer ces quelques semaines au contact de leur exigence, de leur gentillesse et de leur humour, aura été pour moi une expérience de première nécessité.

Rémy Barché - Juin 2020