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"Ça va être une aventure très joyeuse !" Éric Lacascade

Entretien

parrain des élèves, co-metteur en scène de Tragédie

 

Vous avez dirigé pendant six ans deux promotions de l'École nationale du Théâtre de Bretagne dont vous étiez le directeur. Vous êtes familier du travail avec de jeunes acteurs et vous êtes depuis 2021 l’un des parrains des élèves-comédien·nes du Studio 7, la 7e promotion (2021-2024) de l’Ecole du Nord. Que pouvez-vous dire de cette relation que vous avez tissée avec eux depuis un peu plus deux ans maintenant ?

 

E.L.- Comme dans la vie, il y a une multiplicité de façons d'envisager cette fonction de "Parrain", terme souvent employé dans nos écoles. Avant que d'être en lien avec les élèves, ce poste, me semble-t-il, est d'abord et avant tout la marque d'un lien de complicité et de confiance avec la direction de l'école. Si l'on vous propose d'être parrain cela doit induire une pensée proche entre la direction de l'école, ici David Bobée, et celui à qui on le propose, en l'occurrence moi. Une pensée proche de ce que veut dire « Transmission », de ce que veut dire « Ecole de Théâtre ». Ecole/ Théâtre, voilà deux termes qui pourraient sembler antinomiques avec d'une part, ce terme d’Ecole qui résonne avec rigueur, discipline, réglementation, mais aussi obéissance, respect de la tradition, évaluation, réussite, et d'autre part Théâtre, qui est un champ d'expérimentation antiautoritaire - en ce qui me concerne en tout cas- voire libertaire, et qui nous emmène du côté de la désobéissance, de l'indiscipline, du hors norme, du singulier, de l'insoumission, du désordre, de l'aléatoire, là où la connaissance, notion tout autre que celle d'information en vigueur dans notre système éducatif, se construit à travers l'expérience. Donc déjà, pour relier ces deux termes et voir dans leur dialectique comment ils se répondent, comment ils se définissent en un même terme actif et créatif, Ecole de Théâtre, il me semble nécessaire que la philosophie du projet de la direction puisse entrer en résonance avec celle de son parrain, la réflexion pédagogique se réalisant ensemble.

Parrain, c'est agir dans les creux, entre les ateliers, entre les cours ou les rencontres avec les intervenants – praticiens, afin que les grands principes de notre enseignement puissent d'une autre manière continuer à se développer. Une autre manière d'accompagner les élèves qu'il me revient d'inventer concrètement pour tisser cette relation : téléphone, mail, discussions individuelles ou collectives, questions qui pourraient m'être posées ou que moi-même je générerai, auprès d'un élève ou auprès d'un groupe d'élèves ou près de l'ensemble de la classe. Ceci recouvre et concerne autant le travail quotidien qu'ils fournissent au sein de l'école, que les interrogations, les doutes ou les craintes, liés au présent ou à l'avenir, surgissant au cours de leur scolarité. Parfois, il faut pouvoir aussi nommer les portes qui s'ouvrent pour certains ou certaines au cours d'un atelier ou au contraire, mettre le doigt sur des espaces de créativité personnelle qui pourraient se scléroser ou se refermer … Enfin, et pour finir, ce poste est aussi une interface pour et avec David. Je dois être en capacité de l'accompagner dans sa direction en lui renvoyant ce que j'ai pu apprendre en côtoyant les élèves régulièrement et singulièrement.

 

 

A l’occasion de l’atelier mené avec les élèves sur les deux premiers actes d'Ivanov, vous avez écrit qu'il s'agissait : « de travailler en communauté sérieusement, sans s'ennuyer, en prenant plaisir ». Je pense à la notion de troupe qui est fondamentale dans votre travail. Comment ça se travaille ça avec un groupe de jeunes acteurs ? Comment transmettre ce passage de l’individualité à la troupe ?

 

EL.- Ça se passe d’une manière assez naturelle parce que le jeune qui commence l'école ou qui commence le théâtre a bien le sentiment qu'il va potentiellement devenir un individu isolé confronté à un marché de l'emploi féroce mais en même temps il a la sensation que le groupe, le collectif, la communauté peut autant l'aider à développer son art que lui faire vivre une expérience du commun et de la mise en partage. Pour nombre d'entre nous, je parle au regard de ma génération, les expériences fondatrices du théâtre sont essentiellement des expériences de groupe et de fidélité, même si du groupe souvent émerge un leader coopté. Le jeune artiste se rend compte aussi, et je pense de plus en plus, dans la société telle qu'elle se construit aujourd'hui, qu'il ne s'agit plus seulement de sauver l'individu d’un pouvoir quelconque, mais surtout de le sauver du pouvoir même de l'individualisme.

 

Et le théâtre, même s’il y existe des fonctions différentes que nous nommons : metteur en scène, autrice, acteur, scénographe, technicienne, éclairagiste, est véritablement un « fait ensemble » et un vivre ensemble. Un espace communautaire d'où émerge une œuvre commune. Ainsi cela fait partie de ma pratique et se ressent dans ce que je transmets.

 

En poussant la réflexion un peu plus loin nous pourrions dire que par ce fait de vivre ensemble concentrés sur la même tâche, nous sommes en élaboration d'une micro société qui développe ses propres règles à travers un imaginaire commun, et ce avec ses propres lois, son propre timing, de temps de répétitions, de rituels, pour construire une œuvre. Et si nous ne sommes pas en mesure de changer la société par notre art, par lui nous constituons une micro société d'individus exigeants, au service de la communauté ainsi qu'une communauté au service de la puissance de l'être. Et non pas un être au service de l’avoir, ou au service d’un autre être pour avoir. Rares sont les lieux qui le permettent et le théâtre en est un. Les élèves comprennent rapidement combien l'augmentation de leur puissance personnelle passe par se mettre au service de la communauté quand la communauté est au service de chacun. Lorsque nous créons un spectacle, c'est aussi cette histoire que nous racontons, l'histoire de ce commun se construisant ensemble. Cela revient à dire qu'un autre monde est possible.

 

 

Justement, construire du commun nous amène directement au thème de Tragédie. Ce groupe va chercher ensemble comment survivre dans cette société. Comment construire ce récit, sans doute humaniste, qui va se créer sous nos yeux, en écriture de plateau avec les jeunes ?

E.L. Le premier point, c'est que le spectacle est le spectacle de leur entrée dans la vie professionnelle, mais c'est aussi leur spectacle de fin d'études. Et en tant que spectacle de fin d'études, il me paraît important que ce soit la suite de l’exercice scolaire : continuer à construire du commun, continuer à enrichir la plasticité des acteurs et la plasticité des auteurs, essayer de non pas désirer ce qu'on trouve, mais de désirer ce qu'on désire et inventer ensemble une manière de vivre. Pour ce faire, il me semble juste - et je ne le dirais pas pour n'importe quelle école - de partir avec le Studio 7 sur une écriture au plus proche d'eux-mêmes et du plateau, plutôt que sur un texte du répertoire. Ainsi c'est parce que l'école et ceux qui l’habitent sont ce qu’ils sont que nous partons sur ce spectacle, Tragédie.

 

Le second point, c'est qu’effectivement, David et moi, parlons depuis la vie, non pas depuis des concepts, mais depuis la vie même. Et l'on peut se demander: quelle est-elle cette vie, aujourd'hui ? C'est complexe ! Complexe au sens où la vie, telle qu'elle est, nous avons pris conscience qu'elle concerne non seulement notre être, l'individu, mais aussi le sol, la terre, les éléments, le minéral, le végétal, l'animal.... Nous sommes clairement passés dans une ère où l’homme et la femme doivent quitter le centre, ce centre dont ils écrasent tout pour leur survie, leur bien-être ou leur plaisir. Et c'est dans cette complexité que nous voulions nous plonger. Tout en la rendant accessible au public. Rendre compte de cette lutte qui s'opère aujourd'hui. « Ceux qui vivent sont ceux qui luttent, les autres je les plains. » Hugo. Au théâtre nous avons cette espèce d’inguérissable besoin de comprendre ce qui se passe, de traverser les plus profondes passions, les plus profondes pulsions

 

humaines, nous avons ce besoin inguérissable d'expérimenter à travers nos corps et nos voix le monde tel qu'il se présente à nous. Et bien ici, il nous a semblé urgent d'expérimenter la menace, le chaos de ce monde de l'entre-deux, à travers les corps, à travers les mots, à travers les situations que vont créer ces jeunes gens, et si cela rend compte d’aujourd'hui tant mieux, mais au moins nous aurons jeté nos corps dans la bataille pour traverser ce qui se vit là, maintenant, et tenter d'en faire œuvre d'art. Il nous semblait que les jeunes du Studio 7 étaient prêts à investir cet endroit-là.

 

Bien sûr, ça parle de la chute, un avion qui s'écrase… de la métaphore à la réalité et réciproquement… Mais en soi ce n'est pas si difficile que ça de chuter, il n'y a pas d'effort à fournir dans la chute, alors nous verrons comment, une fois au sol, ils arrivent à trouver un bonheur ou à maintenir un bonheur dans un espace de temps qui est l’instant, sans nécessairement d’espoir, comment dans l’instant ils recomposent, ou composent, ou inventent des règles, des liens, qu'est-ce qui est perdu ou retrouvé, comment en sont-ils arrivés là, que faut-il garder, jeter et à quoi ça sert ?

 

 

Comment va s’organiser ce travail d'écriture de plateau ? Comment allez-vous interagir ?

E.L. Nous allons rapidement nous réunir avec les auteurs pour que, déjà il y ait un premier matériel qui soit fourni. Leur présence est importante car nous souhaitons récolter une partie du texte en amont des répétitions. Nous nous mettons cet été chacun de notre côté, l'un et l'autre à la table, puis nous aurons des moments de mise en commun de notre matériel durant l'automne et l'hiver. Il s'agit d'élaborer comme un réservoir de propositions pour les acteurs au plateau, d'improvisation, de situations, ou d’états de corps, voir même des fragments de textes déjà existants que nous voudrions voir advenir en répétition. David travaille déjà sur la scénographie. Puis nous entrerons en répétition, les auteurs continuant d'intervenir en fonction des propositions des acteurs et, là, David et moi, nous trouverons notre fonctionnement de duo. Nous avons une habitude du travail l'un avec l'autre, à deux, mais cela fait de nombreuses années que nous ne l'avons éprouvée, et ainsi nous allons la redécouvrir avec ce que nous sommes devenus, avec notre évolution dans la vie comme dans le théâtre, et à nous de réinventer notre complémentarité. Je parle de complémentarité car les six années que nous avons eues, ensemble face aux acteurs, furent pour moi une évidence de collaboration. Un dialogue humainement et artistiquement exceptionnel. L'esprit de l'un dans la tête de l'autre. Et le geste de David prolongeant le mien. Alors ces retrouvailles sont très joyeuses, et nous excitent beaucoup tous les deux ! Car ce travail en commun, c'est aussi se mettre au service d’un ami, au service de ce que je peux penser ou proposer et moi au service de ce que David peut penser ou proposer.

 

En tous cas, tel que je nous connais, j'imagine que nous ne créerons pas une entité à deux têtes « Ventre mou », je suis sûr que nous serons suffisamment réactifs et à l'écoute l’un de l'autre pour pousser l'autre dans ce qu'il pense et réciproquement. Radicalement. Car c'est aussi ce que nous aimons l'un et l'autre et l'un de l'autre. Et ce spectacle va être une aventure singulière, très réjouissante, très joyeuse. Même si nous sommes dans la Catastrophe et la Tragédie. Mais n'est-ce pas aussi notre enjeu à chacun et collectivement ? Trouver les moyens de l'agir, dans la situation politique, qui est la nôtre, française et internationale, moyens joyeux, sans se laisser submerger par les passions tristes. Et ce aussi dans le théâtre même, évidemment. Acter ici et maintenant et toujours refuser de subir… quoi qu'il en coûte.

 

Propos recueillis par Isabelle Demeyère le 24 mai 2023