accueil > "C’est une façon de les préparer à la vie qu’ils vont avoir après l'école. C'est un exercice d'autonomie."
Pourquoi avoir remis sur le métier une nouvelle fois Fées de Ronan Chéneau ?
C’est la quatrième fois que je remonte ce texte, qui se prête à être actualisé régulièrement. Parce que c'est le portrait d'un jeune homme qui incarne sa génération et des problématiques de son époque, qui s'enferme dans une salle de bains comme pour mieux se retrancher du monde et réfléchir au mal être qui est le sien, qui est à l'image du mal être de la société dans laquelle il habite. Et donc en fonction de qui le joue et à quel moment, ce texte permet d’aborder différentes problématiques, différentes thématiques.
On a pu parler de libéralisme lors de la création, on a pu, lorsque je l’ai monté en Russie, évoquer le retour au pouvoir de Poutine qui assumait un état de dictature, on a pu parler des attentats plus tard et là, aujourd'hui, c'est le portrait d'un jeune homme musulman français qui est en prise avec tout ce qu'il peut entendre sur sa religion, qui jusqu'à présent n'était pas un problème pour lui et qui d'un coup devient le sujet numéro 1, la problématique numéro 1 dans la France contemporaine.
Et quoi qu’on en dise, qu’on attaque l'islam ou qu'on le défende, c'est l'objet du problème, c'est l'objet du débat. Cela fait donc bizarre d'avoir quelque chose qui participe de son identité intime, personnelle, qui n'a jamais été problématique jusque-là, de faire partout le buzz, à la radio, à la télévision, dans les journaux, dans les discussions, au café, dans les commerces, de devenir l'objet du débat, alors que c'est a priori un endroit totalement intime et complètement compatible avec la République.
C’est donc intéressant d'étudier ce moment-là et ce jeune homme qui s'enferme dans sa salle de bains. Il est entouré de fées malicieuses, des créatures qui n'existent que dans sa tête, qui lui redisent les mots du monde, lui soufflent le chaud et le froid, qui parfois l'encouragent à mieux réfléchir ou peuvent essayer de le violenter, toujours pour essayer de le faire tenir debout. Sa tentative de retranchement du monde n’est pas loin d'un endroit de renoncement en fait, et finalement, les fées qu'elles soient positives ou monstrueuses tentent une seule chose : le faire sortir de sa salle de bains. Et pour sortir de cet enfermement-là, il a juste besoin - c'est ce qu'il dit à la fin - d'amour. D’un petit peu de considération et de respect pour la personne qu’il est sans être assigné à telle ou telle partie de son identité.
Comment le travail s'est-il organisé avec les élèves?
Reprendre Fées, n'est pas simplement pour moi l'occasion d'interroger l'époque présente et la génération de ces jeunes-là, c'est aussi leur permettre de travailler à la reprise d'un spectacle dit « de répertoire », c’est mon répertoire que je partage, et c'est une bonne école que de s'emparer des œuvres qui ont été des succès, de pouvoir les habiter à nouveau et en comprendre la structure.
C'était aussi pour moi la possibilité de programmer ce spectacle-là tous les mois la saison dernière et cette année, d’y ajouter une petite tournée, pour pouvoir leur apprendre ce que va être leur métier plus tard, c'est-à-dire de jouer un spectacle, ne plus le jouer pendant un mois et puis le reprendre en très peu de temps et être très bon tout de suite. C’est une façon de les préparer à la vie de tournée qu’ils vont avoir après l'école. C'est un exercice d'autonomie. Au début, j'étais très présent lors des reprises et de plus en plus, je me suis éloigné et aujourd'hui, ils sont totalement autonomes. Et pour moi, c'était important qu'ils puissent se réapproprier complètement cet objet-là, que ça devienne leur objet.
Le fait de les faire jouer régulièrement nous permettait aussi de leur faire des petits cachets et donc de lutter contre la précarité qui pouvait être la leur, qui n'est pas spécifique à l'École du Nord, mais qui existe pour toutes et tous les étudiant·es actuellement.
Quelle a été votre demande concrète auprès des auteur·ices ?
Les auteur·ices ont été impliqué·es dans le processus car je leur ai demandé de réécrire certains passages, de réactualiser l'entièreté du texte avec des problématiques qui sont les leurs, à partir d'un brainstorming collectif avec l'ensemble de la promotion. Ils ont dû se réapproprier un objet et c'est un exercice assez joli aussi pour eux qui sont élèves- auteur·ices que de se lover à l'intérieur de l'écriture de quelqu'un d'autre, d'en comprendre la syntaxe, le vocabulaire, le rythme, la respiration et de pouvoir rentrer comme ça leur propre écriture à l'intérieur de l'écriture d’un autre.
C’est vraiment un exercice passionnant et, je pense, qui apprend beaucoup. Et puis les auteur·ices sont ensuite devenus les assistant·es à la mise en scène et c'est eux qui, aujourd'hui, sont en charge de reprendre, de répéter le spectacle, de le bonifier, de l'améliorer.
Comment se sont constitués ces deux groupes ?
C'était prévu dès le départ d'avoir deux groupes parce que ça joue dans la petite salle et parce que c'est un spectacle plutôt intime. Créer deux versions nous permettait de jouer à la fois sur des variations des textes écrits et réécrits, différemment d’un groupe à l’autre puisque nous avons deux binômes d’auteur·ices, interprétés évidemment par d'autres acteur·ices mais aussi de conserver cette intimité qui est absolument essentielle pour garder ce rapport à la parole politique dans une salle de bains.
Parce que si le sujet c'est l'islamophobie en France aujourd'hui, ça se passe à l'endroit d'une salle de bains : c'est-à-dire que le décor, l'espace souligne cette problématique-là, lui fait quitter la sphère politico-médiatique-publique et le réinscrit à l'endroit du corps, à l'endroit de l'intimité. Cela permet de mettre la loupe sur les effets monstrueux de cette problématique à l'endroit de l'individu, de sa chair même. Parce qu'il y a des gens qui trinquent avec notre façon d'aborder la question de l’islam en France. Quant à la distribution dans les deux groupes, elle répond à des questions d'équilibre, d'énergie, de voix, de corps qui permettent d’acquérir une forme d'harmonie dans les deux groupes.
Qu'est-ce que cette nouvelle version apporte au texte initial selon vous ou aux précédentes versions ?
À chaque fois que ce texte est retravaillé, il met en lumière la spécificité d'une génération, d'une époque. Et cette génération-là est particulière parce que - et c'est un peu comme ça que j'ai l'habitude de les penser - c'est une génération née en même temps que les tours jumelles du World Trade Center sont tombées et qui ne connaissent du réel qu'une série de catastrophes mondiales, des pandémies, des conflits, une extrémisation de la pensée, cette espèce de violence permanente...
Bien sûr qu’on la partage avec eux cette époque mais nous, on a connu autre chose : une forme de foi en l'avenir, une forme de confiance dans le « plus jamais ça », on a connu des situations qui nous protégeaient d'un état de guerre, d'un état de violence.
Et puis ce qui change avec cette génération-là c'est l'éco-anxiété. Je me rappelle que les questions écologiques, lorsque j'étais jeune, n'avaient pas du tout le même poids et le caractère anxiogène d'aujourd'hui. Et c'est intéressant d'entendre ce que ces jeunes gens-là, à qui on dit : « tenez voilà le monde, il est foutu, démerdez-vous » ont à nous dire du monde qu'on leur donne. C'est ça qui change je crois.
Propos recueillis le 2 octobre 2023