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"Mon Dom Juan est une sorte de Caligula qui met Dieu, les hommes et les femmes au défi de le contrer"

David Bobée
Entretien

Vous avez l’habitude de revisiter de grandes figures du répertoire, je pense à Peer Gynt ou Hamlet, alors pourquoi – et c’est la première fois, Molière – et pourquoi Dom Juan ?

Ce qui m’intéresse dans les grandes figures, c’est le référentiel commun avec le public. Quand on monte des pièces du grand répertoire, on ne fait pas que raconter des histoires ; on se redit de grands récits qui nous unissent et qu’on partage. On partage ces références avec les nouvelles générations et avec celles et ceux qui n’ont pas encore attrapé ces objets de culture commune et de rattachement. Et le fait que ces histoires soient déjà partagées avec un grand nombre, qu’elles nous préexistent fait que la mise en scène et la lecture dramaturgique de ces textes, de ces personnages devient plus lisible. Toujours dans l’idée que la culture commune est-ce qui transforme une population par essence diversifiée, parfois fragmentée, en peuple uni et indivisible. J’aime donner mes propres versions sur ces héros et héroïnes et c’est pour ça aussi que j’aime aller du côté des personnages mythologiques avec toutes ces figures, ces divinités que sont les Orphée,

Narcisse, Pénélope, Didon… et des personnages devenus mythiques : Hamlet, Juliette, Roméo, Lucrèce Borgia, Peer Gynt…

 

Qu’est-ce qui vous appelle dans Dom Juan ?

Dom Juan ne m’appelle pas. Au contraire. Il me fait fuir. Comme beaucoup, j’en avais une mémoire qui datait du lycée, on m’avait alors vendu la pièce comme le symbole même de l’esprit français : l’homme à femmes, le séducteur admirable, une sorte de Casanova, et puis sa dimension de libre penseur, de bouffeur de curés…

Il y avait quelque chose qui m’écœurait, me rebutait dans ce personnage-là. Le déclencheur a été, je crois cette question qui m’a été posée un jour, à moi antiraciste, co-fondateur de Décoloniser les arts, sur ma position à propos du déboulonnage des statues.

J’avais répondu à l’époque qu’étant juif, je me méfiais de la réécriture de l’Histoire dans un sens ou dans un autre. Cette question du déboulonnage des grandes figures célébrées dans l’espace public, se posait à moi en permanence puisque j’aime travailler sur les grandes figures de l’Histoire et que l’exposition au regard public de certains personnages devenus problématiques au XXIe siècle avec les clés politiques, philosophiques d’aujourd’hui n’est pas sans poser des questions, alors, que faire ?

Est-ce qu’on déboulonne ces œuvres en les laissant dans les bibliothèques, les musées et on n’y touche plus ? Est-ce qu’on les réécrit ? On n’aura pas forcément le talent ou alors autant écrire nos propres récits contemporains. Est-ce qu’on coupe les passages problématiques ? Ce serait sans doute dommage de passer à côté de débats intéressants aujourd’hui. Ou bien, et c’est ma solution, et celle de tous mes pairs, il faut juste faire de la mise en scène et par elle, partager des outils de pensée, une distance critique au public, pour qu’il fasse lui-même sa propre lecture sur ces situations parfois difficiles.

Par la mise en scène, pouvoir renverser une situation, défendre un personnage, le relever, en dégommer un autre, faire une lecture dramaturgique de ces scènes, de ces œuvres.

Cette question-là m’habitait lorsque je recherchais la grande pièce du répertoire à mettre en scène après

Peer Gynt. Comme à chaque fois j’esquivais Molière.

Et je me suis dit : je suis moi-même en train de déboulonner une statue sans y penser. Replongeons dans Molière. Qu’est-ce que cet auteur nous raconte aujourd’hui ? Et j’ai relu !

 

Qu'avez-vous (re)découvert ?

Je me suis pris d’abord mes a priori parce que j’ai découvert une langue fantastique, un esprit quand même délicieux, malicieux, une écriture efficace, une machine à jouer, un humour beaucoup plus fin que ce que j’imaginais… Je me suis rendu compte de la complexité que Molière lui-même entretenait avec son personnage. J’ai constaté que Dom Juan n’était pas problématique seulement parce que c’était une pièce misogyne mais que cette figure était l’expression de tous types de domination. Chaque scène montre une forme de domination contre laquelle je me bats dans mon travail quotidien, artistique, politique à l’endroit de la direction d’un théâtre. Chaque scène est misogyne, bien sûr, mais aussi classiste, glottophobe, avec les paysannes, âgiste avec son père… Bref, c’est une accumulation de formes de dominations. Et quand je me rappelle mon vieux prof de français qui disait : « c’est l’incarnation de l’esprit français », il y a peut-être quelque chose de ce vieil esprit français qu’on peut questionner aujourd’hui pour bâtir un nouvel esprit français, en tout cas on l’espère.

Dès lors, j’ai une nécessité dramaturgique à monter cette œuvre, sur cette question des statues pour une pièce qui met elle-même en scène la statue d’un commandeur, lui-même encombrant. Ce chemin dramaturgique m’ouvre le développement scénographique. L’action va se dérouler dans un cimetière de statues déboulonnées plus monumentales, plus écrasantes mais aussi plus sublimes, plus admirables les unes que les autres.

C’est dans cette accumulation de statues qui ont été déboulonnées, oubliées, abattues, déplacées avec Dom Juan, statue parmi les statues œuvrant à la répétition de son propre récit qu’on pourra collectivement se poser la question : est-ce qu’il fait partie de ces œuvres déboulonnables ?

La question mérite d’être posée et offre un terrain d’investigation suffisamment riche pour que cette pièce-là puisse avoir une nécessité d’être créée aujourd’hui.

 

Combien sont-elles et que représentent ces statues ?

Il y a quatre énormes statues : une figure religieuse, celle d’Illissos, Dieu grec qui apparaissait à l’ouest du fronton du Parthénon, c’est le Dieu d’un cours d’eau recouvert par l’activité humaine, qui s’est tari et dont le cours n’arrive plus jusqu’à la mer aujourd’hui…

Cette statue n’a plus de tête, de bras, de jambes, de sexe même si elle a encore ses testicules. Il y a Achille, une figure littéraire qui, elle, n’a pas été oubliée mais cette statue-là est la reproduction d’une statue qui se trouve en Grèce dans un palais construit autour d’elle par une riche famille qui a fait faillite et n’a jamais terminé la construction. Ce palais a été racheté par un casino qui l’a décorée de multiples petites ampoules, l’établissement a fait faillite, il est aujourd’hui à l’abandon.

La troisième statue est une figure historique puisqu’elle est une copie à l’identique d’une statue équestre déboulonnée en 2020 en Colombie, celle d’un Conquistador espagnol du XVIe siècle, Sébastian de Belalcázar, symbole pour les

Amérindiens des violences dont ils ont été victimes dans l'histoire de leur pays. La dernière est une fusion de différentes statues de régimes politiques, Staline, Napoléon, de commandeurs ou d’empereurs romains, Néron, Caligula. C’est une fusion afin d’éviter d’être trop proche des idéologies politiques du XXe siècle, et d’en donner un sens erroné…

Cela renvoie à ce Musée des statues déboulonnées à

Berlin, le Musée de la citadelle de Spandau, qui m’a beaucoup inspiré. On s’y balade au milieu de statues de régime stalinien, du nazisme, de la chrétienté mais aussi des statues simplement ratées. D’habitude dans les musées, on visite la partie glorieuse de l’humanité, là on visite sa partie honteuse, sa face cachée.

Et puis il y a dans ce décor des fragments plus petits d’autres statues. Ces fragments reprennent les formes de certaines statues volontairement détruites par les hommes suite à un « damnatio memoriae» : ces condamnations post-mortem d’une personne illustre aboutissant à l’effacement de toutes traces de son existence. On brûle les écrits, oublie les récits, casse les statues, décroche les peintures, on raye les visages. Le déboulonnage des statues ne date pas d’aujourd’hui.

Ce décor a été un travail de plusieurs mois réalisé par l’atelier de décors du Théâtre du Nord. C’est l’une des grandes joies de mon arrivée à Lille, pour le metteur en scène et scénographe que je suis, que me soit confié un atelier de construction. J’ai pu suivre avec ma co-scénographe Léa  Jézéquel la réalisation, dialoguer en permanence avec les constructeurs et constructrices, qui ont un savoir-faire exceptionnel, c’est une grande chance dans une maison de production d’avoir un tel outil.

 

Avez-vous réécrit, supprimé ou inversé des passages du texte de Molière, en un mot avez-vous opéré une forme d’adaptation ?

J’ai travaillé une adaptation assez fidèle à la structure narrative. Quand je monte une pièce du répertoire, je n’écris jamais rien moi-même mais je me permets de faire du montage à l’intérieur et de déplacer certaines phrases ou répliques. Je n’ai opéré, par l’art de la coupe et de la juxtaposition, que des glissements de sens mais ce ne sont que les mots de Molière.

Je n’ai changé qu’un mot : dans le monologue d’entrée sur le tabac. J’ai changé le mot « tabac » par « théâtre ». Parce qu’au cours de mes recherches, je suis tombé sur le travail du philosophe Paul Audi.

J’ai, grâce à lui, appris qu’à l’époque de Molière la grande question autour du tabac était de savoir si c’était un remède ou un poison, que ça pouvait être considéré alors comme un remède à petites doses et un poison à hautes doses. Or, il y avait le même débat sur le théâtre notamment suite à la condamnation du

Tartuffe : est-ce que le théâtre est un poison pour l’âme ou est-ce un remède pour l’âme ?

Et si on change le mot tabac par le mot théâtre alors on se met à entendre ce que les spectateurs et spectatrices de l’époque entendaient avec une grande évidence dans cette introduction : Molière répondait à ses accusateurs, tenait propos sur son théâtre et ce, de façon brillamment déguisée.

 

La distribution est marquée du sceau de la diversité, comment l’avez-vous construite ?

C’est le monde d’aujourd’hui qui est marqué par le sceau de la diversité ! J’essaye de faire un théâtre qui soit le reflet du monde dans lequel  j’aime vivre. Je me refuse à faire un théâtre qui ne s’adresserait qu’à une partie de la population. Donc je fais du théâtre avec les gens qui m’entourent.

Habituellement, sur les pièces du grand répertoire, je ne cherche pas à donner de sens dramaturgique aux corps des interprètes, mais là sur ce spectacle-ci en accord avec elles et eux, et après de grandes et régulières discussions, nous intégrons le fait que qu’ils et elles créent du sens. Par exemple, Grégori Miège est un acteur gros, que je distribue en général dans des rôles où son état de corps ne fait pas propos.

Ici, le fait qu’il soit gros, quand il joue le personnage du pauvre ou Monsieur Dimanche a du sens dans la violence que lui fait subir Dom Juan. Il convient de mettre en scène ce sens et de le maîtriser pour que personne n’ait à subir de violence réelle. Sans toucher le texte, la scène devient extrêmement violente car elle devient une scène grossophobe. Grégori, qui est aussi mon assistant, m’a dit : « ce que tu vois c’est ce que je te montre parce que si je subissais réellement une forme de violence en jouant, je ferais ce que je fais dans ma vie depuis toujours je ne le montrerais pas, je saurais le cacher ». C’est important aussi de laisser à un interprète la possibilité d’utiliser ses spécificités pour venir construire un personnage.

C’est sans doute la première fois que je fais ça avec les artistes au plateau, à ce point-là. Il m’importe de respecter l’autorité, la responsabilité, la liberté des artistes sur leur propre corps.

XiaoYi Liu, Jin Xuan Mao vont jouer les paysannes.

C’est un mouvement important dans l’adaptation, je n’ai pas pu me résoudre à suivre Molière en mettant un faux accent de paysans pour se moquer et montrer à quel point les paysans sont rustres et pauvres d’esprit, je suis incapable de ce mépris-là.

J’ai donc distribué ces deux personnages à deux artistes incroyables, qui vont jouer cette scène en mandarin. La scène sera surtitrée en français.

L’idée est de garder une forme d’étrangeté (au sens étymologique du mot : extérieur, qui n’est pas de la famille, du pays…) de la parole mais de ne pas pouvoir s’en moquer. Lorsqu’il et elle reviennent au français pour répondre à Dom Juan, l’accent chinois de Xiao qui fait l’effort de parler français devient sujet de moquerie pour Dom Juan, c’est encore la violence de Dom Juan et non le ridicule de ses adjuvants.

Dom Juan a quelque chose de l’ordre de l’espèce en voie de disparition, du dinosaure. J’aime à imaginer que lorsque la météorite a frappé la terre, il devait bien rester quelques survivants parmi les dinosaures qui auront sans doute préféré se jeter d’une falaise pour abréger ce qui ne pouvait plus être. On sent dans l’écriture que Dom Juan cherche le conflit, il provoque, cherche celui ou celle qui l’arrêtera, l’appelle de ses vœux, cherche une façon d’en finir presque par lui-même ou par autrui. La fin d’un monde quoi…

 

Pour vous, ce serait donc cela la quête de ce héros ?

Il n’est pour moi ni un séducteur, ni un épouseur, ni un trompeur, ni un libre-penseur. Il détruit tout. Le mensonge ne l’intéresse pas, il ne cherche qu’à détruire la vérité. Le sexe ne l’intéresse pas, il ne vise que la destruction de l’amour. Comme il piétine la beauté, la morale, l’ordre, le respect, l’égalité, l’amitié, la vie, l’humanité, dans une tentative désespérée de se détruire lui-même et avec lui l’entièreté de son monde. Il n’est qu’une provocation qui n’a que trop duré, il le sait et tente de s’abréger.

Mon Dom Juan est une sorte de Caligula qui met Dieu, les hommes et les femmes au défi de le contrer, qui attend une preuve logique, un ordre du monde, une raison d’être. Nihiliste, il est un prédateur placé depuis sa naissance au sommet d’une pyramide, qui abuse de sa position, repousse toute limite pour mieux la détruire.

Il faut sacrément croire au ciel pour le provoquer avec une telle insistance, avec une telle démesure. N’étant pas croyant, je n’ai pas besoin de recourir au fantastique du final pour arrêter ce prédateur, nul besoin d’un Deus ex machina pour abattre Dom Juan, il s’en charge très bien tout seul. Nul besoin de pleurer la mort du héros  tragique, il nous appartiendra de réparer les autres, il nous faudra apprendre à aimer Sganarelle et à oublier son maître, en inventant désormais des récits sans héros.

 

Propos recueillis pour la création au Théâtre du Nord en décembre 2022.

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