accueil > Intuitions

Intuitions

En savoir plus

La Mouette est une comédie, écrit Tchekhov. Une comédie dans laquelle, pourtant, la mort frappe comme la foudre, et qui s’achève sur ces mots : « Il y a que Konstantin vient de se tuer ». Annoncée un instant avant le tomber du rideau, la mort de Treplev ne sera à jamais suivie que de silence, et entourée de mystère. On pourra dire qu’il meurt d’avoir définitivement perdu Nina, ou de ne pas avoir réussi à être l’artiste qu’il rêvait de devenir. Je formule une troisième hypothèse, qui n’exclut d’ailleurs ni la première, ni la deuxième.

 

Le drame de Treplev a quelque chose à voir avec la tragédie d’Œdipe. Avant que Trigorine n’entre dans la vie d’Arkadina, Treplev et sa mère vivent seuls. Sans père. Tchekhov insiste tout au long du texte sur la grande beauté de cette femme de 43 ans, mais aussi sur sa fraîcheur. Dorn ne prétend-il pas qu’elle paraît plus jeune que Macha, âgée seulement de 22 ans ? Et si Treplev était amoureux de sa mère ? S’il la désirait ? Si, même, la relation avec Nina – qui rêve de devenir l’actrice qu’est Arkadina – pouvait être envisagée comme une forme de transfert, ou le moyen tout à la fois de vivre et de contourner le tabou ? L’objectif premier de cette adaptation de La Mouette est d’explorer la relation fils/mère, et d’écrire l’amour fou d’un fils pour sa mère. L’amour fou, et la douleur : Treplev est mal aimé, ou trop peu, ou pas comme il le souhaiterait.

 

Dans la pièce, le projet réformateur de Treplev ne sera donc pas sans lien avec l’intime. Avec sa mère en particulier, et avec l’amant de celle-ci qu’il jalouse autant qu’il méprise.

 

 

NOTE 1 - Matière

 

En peinture, l’étude désigne le travail préparatoire à la réalisation d’un tableau. Elle peut prendre la forme d’un croquis réalisé au crayon, ou d’un fragment de l’œuvre finale.

 

Le projet ici est d’étudier La Mouette : autant dire d’esquisser, de dessiner, et de décliner les figures de la pièce. L’objectif est moins d’atteindre la forme unique et de fixer une mise en scène que de révéler un processus d’élaboration. Un rapport à Tchekhov, une recherche dans Tchekhov, et avec Tchekhov. C’est pourquoi tous les détours seront permis : le détour par sa correspondance à son amante Lika, à ses amis Levitan et Sovorine, à sa sœur Macha ; et celui par ses nouvelles, en particulier l’une d’entre elles, Une Histoire banale, considérée précisément comme une ébauche de La Mouette.

 

L’idée est de pousser le plus loin possible l’analogie avec la peinture : de travailler à la manière d’un peintre qui multiplie les études ; d’envisager le plateau comme un atelier dans lequel on tente des formes, et au sein duquel elles s’accumulent et se superposent.

 

 

NOTE 2 – Scénographie

 

« Ces demeures, poétiques et tristes, abandonnées, il les décrivait sans cesse dans ses récits et il éprouvait pour elles un goût funeste et voluptueux ».

 

Outre la représentation en hors-champs d’une maison abandonnée telle que le mentionnait Irène Niemirovsky dans La Vie de Tchekhov, la scénographie évoquera également de façon explicite la question de l’atelier.

 

Au centre se trouvera une table qui sera le lieu de l’élaboration, peut-être même du premier trait. S’éloigner de la table pour glisser vers le hors-champs, ce sera tenter un déplacement entre l’esquisse et le tableau, entre l’acteur et le personnage. Du réel vers la fiction, tel semble être le chemin de cette écriture. Il trouvera son équivalent sur le plateau, avec nos deux espaces miroirs : l’atelier et la datcha. Révéler le processus d’élaboration, c’est donc faire le choix de dérouler le spectacle sur un fil imaginaire tendu entre deux points : le croquis, et son double finalisé.

 

 

NOTE 3 – Atelier

 

Écrire un spectacle d’après Anton Tchekhov, c’est écrire à partir de sources variées, sa pièce, ses lettres et ses nouvelles, mais aussi sur une variété de supports scénographiques. C’est privilégier le fragment, l’ouverture, voire l’éclatement, à l’unité ; renoncer enfin à trouver la vérité de La Mouette pour lui substituer le projet de seulement la « mettre en travail ».

 

Le seul désir est celui de pratiquer l’œuvre : la pratiquer pour mieux la prendre avec soi, pour peut-être, la sentir plus proche de soi. Être, à cet endroit aussi, dans la logique de l’atelier, lieu où la rature le recommencement et le risque sont encore possibles, où l’expérimentation, l’expérience de la matière et l’énergie de la création reste finalement un sujet essentiel.

 

« Percevoir la beauté infinie de ce qui nous entoure et chercher à en exprimer la sensation »: tel est le devoir du peintre selon Levitan.

 

Notre écran sera bien autre chose qu’un aplat sur lequel on projette. Semblable à une peau, les images y feront surface comme si elles venaient du fond des fonds, et se révélaient soudain à notre regard, et à notre sensibilité.

 

 

NOTE 4 – Inspiration

 

Ce qui me touche dans l’écriture de Tchekhov est son point de départ : le réel. Nous savons combien de lui il y a dans La Mouette. N’y a t-il pas décrit ses fantasmes de jeunesse avec Treplev, ses doutes avec Trigorine, et ses amours compliqués avec Nina ?

 

Avant d’épouser Olga, Tchekhov aime la jeune Lika. Mais elle finit par le quitter pour vivre avec son ami Levitan. Elle donne naissance à une petite fille qui décède à l’âge d’1 an. Ivre de chagrin, elle revient alors vers Tchekhov. Les deux amis auront donc aimé la même femme, et l’auront eue tous les deux comme modèle, chacun dans leur art. De cette vraie histoire, Tchekhov tire une pièce de théâtre, que jouera bientôt Olga, au Théâtre d’Art de Moscou. La légende dit que Lika a assisté à une représentation sans pouvoir s’arrêter de pleurer. Croiser l’art et la vie n’est pas toujours sans danger, et l’anecdote raconte bien la redoutable puissance d’un tel geste.

 

 

Cyril Teste