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Inspirations

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Entretien avec Tristan Garcia

 

« La fonction de consolation de la littérature demeure à mes yeux essentielle. (...) Les textes que j’aime me réjouissent, me font rire, m’enthousiasment, ils me font pleurer également, me glacent ou me désolent, mais ultimement, ils ne sont rien s’ils ne me consolent pas de quelque chose. Cela signifie d’abord que l’écriture consiste pour moi à essayer de parvenir au bout de mon intelligence – et j’espère de celle du lecteur ! – pour y trouver autre chose que de l’intelligence : un sentiment physique, archaïque, de consolation qui répète sans cesse le geste de l’homme qui en prend un autre dans ses bras, et se tait, du père ou de la mère qui rassure l’enfant, de l’amoureux qui apaise celui ou celle qu’il aime, de l’ami qui écoute ou prend par l’épaule. C’est, à la fin, ce geste que je recherche en littérature, par une traversée d’idées et d’images…

 

Mes livres sont toujours des dispositifs tragiques non par goût adolescent ou romantique de la contradiction, du déchirement de la “Belle âme”, mais pour autoriser la consolation : on ne console que de ce que l’intelligence ne parvient pas à comprendre ni à résoudre. Il faut donc une blessure ouverte, quelque chose d’insoluble, dont le conflit entre le possible et le réel est pour moi le modèle, pour que le langage puisse dire comment la pensée se tait ; je voudrais atteindre ce point où la pensée s’est éteinte dans la langue, et où il ne reste plus dans les mots que leur fonction physique, de communiquer à un autre qu’on est comme lui, qu’on sent ce qu’il sent, qu’on est finis l’un et l’autre, mais qu’on peut se prendre dans les bras. C’est ainsi que finissent tous mes livres, par une consolation réelle ou imaginaire, que je voudrais physique et qui reste sans doute encore trop intellectuelle. »

Propos recueillis par Cédric Chauvin et Arnaud Despax pour La Revue critique de fixions française contemporaine (2012)

 

 

Conférence de Jacques Lacan donnée à l’université de Louvain (1972) Bande enregistrée

 

« La mort... est du domaine de la foi. Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir, bien sûr. Ça vous soutient ! Si vous n’y croyez pas, est-ce que vous pourriez supporter la vie que vous avez ? Si on n’était pas solidement appuyé sur cette certitude que ça finira... Est-ce que vous pourriez supporter cette histoire ? Néanmoins, ce n’est qu’un acte de foi. Le comble du comble, c’est que vous n’en êtes pas sûr ! Pourquoi il n’y en aurait pas un ou une qui vivrait jusqu’à 150 ans ? Mais enfin, c’est là que la foi reprend sa force.

 

Alors au milieu de ça, vous savez que ce que je vous dis là, c’est parce que... eh bien, c’est que j’ai vu ça hein. Il y a une de mes patientes, il y a très longtemps... Elle a rêvé un jour, comme ça, que « l’existence rejaillirait toujours d’elle-même » ! Le rêve pascalien d’une infinité de vies se succédant à elles-mêmes sans fin possible. Elle s’est réveillée presque folle ! Elle m’a raconté ça, bien sûr que je ne trouvais pas ça drôle. Seulement, voilà, la vie, ça c’est solide. C’est sur quoi nous vivons justement. Dans la vie, dès qu’on commence à en parler comme telle, la vie bien sûr, nous vivons, c’est pas douteux, on s’en aperçoit même à chaque instant ; souvent il s’agit de la penser, prendre la vie comme concept. »

 

 

 

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir – Fragment 341 (1882)

 

« Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait :  « Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois ; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières ! » – Ne te jetterais-tu pas sur le sol, grinçant des dents et maudissant le démon qui te parlerait de la sorte ? Ou bien, te serait-il arrivé de vivre un instant formidable où tu aurais pu lui répondre : ‘‘Tu es un dieu, et jamais je n’entendis choses plus divines !” Si cette pensée exerçait sur toi son empire, elle te transformerait, faisant de toi, tel que tu es, un autre, te broyant peut-être : la question posée à propos de tout, et de chaque chose : « Voudrais-tu de ceci encore une fois et d’innombrables fois ? » pèserait comme le poids le plus lourd de ton action ! Ou combien ne te faudrait-il pas témoigner de bienveillance envers toi-même et la vie, pour ne désirer plus rien que cette éternelle confirmation, cette dernière, éternelle, sanction ? »

 

 

Entretien avec Yannick Haenel à la publication de Cercle

 

« Il y a cette expression un peu clichée, un peu ridicule : ‘‘s’ouvrir au monde’’. Eh bien, en écrivant Cercle, j’ai voulu faire la peau à cette expression. ‘‘S’ouvrir au monde’’ implique de savoir en recueillir la part bénéfique, d’être disponible à sa faveur, à ce qui est propice dans l’existence. Dans Cercle, il y a de ça : c’est l’histoire d’un type qui se met à prendre au sérieux sa jouissance, qui donne la parole à ses sensations, qui devient réceptif à toutes les rencontres : aussi bien les femmes et les hommes qu’il croise, que la simple lueur d’une rue de Paris, une fougère le long d’un fleuve, une serrure, une boîte à musique.

 

Mais ‘‘s’ouvrir au monde’’, c’est aussi endurer le contraire du plaisir. Le narrateur du livre —Jean Deichel — est en état de sensibilité extrême. Il s’est désabrité, si bien qu’il perçoit la violence sans aucun filtre. Dans chaque attitude, il devine la pulsion de mort ; sous chaque geste, il voit le sang. Cette violence l’asphyxie, mais elle lui prodigue une forme de connaissance. S’ouvrir au monde, c’est en ressentir l’abjection essentielle ; c’est être exposé à ce qu’il y a de profondément invivable dans les conditions actuelles. Impossible d’être libre si l’on n’a pas une conscience de l’enfer. »

 

Propos recueillis par Jörg Bernardy, La littérature comme extase (2008)