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Et si la madeleine était un macaron ?

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Article publié dans Le Monde science et techno, le 23 mai 2016, par Angela Sirigu, neuroscientifique, directrice de l’Institut de science cognitive Marc-Jeannerod,

département neuroscience (CNRS-université Lyon-I)

 

La mémoire est le fil conducteur de notre existence et de notre identité. Mais jusqu’à quel point nos souvenirs sont-ils fidèles à la réalité ? Nous avons le plus souvent et de bonne foi le sentiment très net que ce qu’on sait avoir vu ou entendu est une copie conforme des événements vécus. Cette conviction est pourtant contredite par des décennies de recherche en psychologie montrant que le souvenir d’un événement n’est pas un duplicata, mais plutôt une adaptation, une recombinaison, et parfois une transformation radicale de l’original.

 

Si cela n’a que des conséquences limitées dans la vie quotidienne, il en va tout autrement lorsque la vérité doit être établie par un tribunal de justice.

 

Elizabeth Loftus, de l’université de Californie à Irvine, a consacré sa carrière scientifique à mettre en évidence la faillibilité de la mémoire humaine et a œuvré pour que le système judiciaire reconnaisse ce facteur comme source de variabilité dans la reconstitution des faits. Elle a mené de nombreuses études sur la susceptibilité d’un souvenir à la réélaboration. Dans l’une de celles-ci, elle a fait visionner à des sujets la vidéo d’un accident entre deux voitures. Une semaine après, lors d’un test de rappel, certains sujets sont invités à évoquer un détail à partir de la phrase d’amorçage « lorsque les deux voitures se percutent… », et d’autres avec « lorsque les deux voitures se touchent… ».
À la question de savoir si une vitre avait été cassée, seuls les sujets du premier groupe affirment – sans hésiter – la présence de cet élément pourtant absent de la vidéo.

 

Cet « effet de mésinformation », selon les termes de Loftus, révèle qu’il est facile d’enrichir notre mémoire de détails fictifs. D’autres études ont montré que la simple suggestion d’imaginer un épisode « pouvant avoir eu lieu » durant l’enfance augmente la probabilité que celui-ci soit rapporté une semaine plus tard comme réellement vécu. C’est ainsi que des étudiants britanniques ont témoigné avoir subi le prélèvement d’un morceau de peau de leur petit doigt (une pratique qui, fort heureusement, n’a jamais eu cours en Grande- Bretagne !), l’enrichissant de détails comme la mauvaise odeur du lieu et la présence d’une infirmière.

 

Roberto Cabeza, de l’université de Duke (Durham, Caroline de Nord), a tenté de déterminer si l’hippocampe – structure du lobe temporal sans laquelle le stockage et le rappel des événements ne seraient pas possibles – encode de la même manière vrais et faux souvenirs, en faisant apprendre à des sujets une liste de mots puis en les soumettant à un test de reconnaissance durant l’examen de leur cerveau par IRM fonctionnelle. Pour chaque mot « reconnu », le sujet devait indiquer son degré de confiance dans le rappel.

 

Les résultats ont montré qu’à degré de certitude égal, le rappel de mots présents dans la liste activait les régions temporales alors que les faux rappels activaient plutôt les régions fronto-pariétales. Ainsi, certaines - régions de notre cerveau distinguent le réel de la fiction sans pour autant que nous ayons accès à cette - information. Pour Cabeza, cette différence d’activation ramène d’une part à un processus mnésique engagé lors de l’encodage des mots vrais, et de l’autre à un processus de familiarité où les intrus sont devenus réels.

 

Mémoire, imagination, familiarité, voilà quelques ingrédients que notre conscience peine parfois à distinguer, mais qui se marient merveilleusement dans quelques miettes de madeleine imbibées de thé.

 

" Bouleversement de toute ma personne. Dès la première nuit, comme je souffrais d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompter ma souffrance, je me baissai avec lenteur et prudence pour me déchausser. Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux. Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand’mère le visage de ma grand’mère, pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante et ainsi, dans un désir fou de me précipiter dans ses bras, ce n’était qu’à l’instant – que je venais d’apprendre qu’elle était morte. Plus d’une année après son enterrement, à cause de cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments. Car aux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du cœur." 

 

Marcel Proust