« La société agit profondément sur les êtres, comme un appareil d’homogénéisation de la pensée, de l’imaginaire, de la représentation de soi »
Entretien avec Tamara El Saadi
Yasmine est une jeune Irakienne qui a fui son pays en guerre pour la France. Entre sa famille, retranchée dans l’exil, et les codes du pays qui l’accueille et qu’elle ne maîtrise pas, entre cette volonté d’être pleinement intégrée et celle de ne pas renier qui elle est, entre ces deux mondes, Yasmine cherche sa place.
Sur scène elles sont deux à interpréter Yasmine, deux comme les cultures qui traversent le personnage. Tour à tour, avec pudeur, elles nous font vivre les étapes marquantes de ce personnage, de son arrivée en France jusqu’à sa vie de jeune adulte : l’école, les démarches administratives, les amours contrariées. Tamara Al Saadi montre les scènes du quotidien, celles qui devraient être banales, mais qui deviennent une épreuve, lorsque les personnes qu’elle rencontre n’ont de cesse de la renvoyer à ses origines.
Place est né de la nécessité́ de parler d’une impasse ; de ce sentiment qu’éprouvent parfois les «étrangers » à n’être jamais au bon endroit, de cette quête permanente de légitimité́ dans les yeux des autres et des dégâts qu’engendrent l’assimilation.
Le spectacle a reçu le prix des lycéens et le prix du jury au Festival Impatience 2018.
« La société agit profondément sur les êtres, comme un appareil d’homogénéisation de la pensée, de l’imaginaire, de la représentation de soi »
S’agit-il de lire Place comme une pièce autobiographique?
Tamara Al Saadi : Le point de départ est un rêve que je faisais de manière récurrente : je me réveillais en ayant la sensation d’avoir oublié des mots en arabe. C’est étrange d’être réveillé par le sentiment d’oubli. Cette perte des mots m’a fait me questionner sur un sujet plus large : comment en suis-je arrivée à oublier ma langue maternelle, et surtout pourquoi vivais-je cela avec une telle détresse? J’avais honte d’oublier des mots communs, des mots de tous les jours, en arabe. Je me suis alors rappelé certains souvenirs d’école qui avaient à voir avec la honte de parler arabe et je me suis intéressée à ce qu’on appelle les mécanismes d’assimilation. Je suis arrivée très jeune en France, je ne parlais pas la langue française. Je me suis retrouvée propulsée à l’école où j’ai appris tant bien que mal et c’est là que j’ai ressenti cette honte d’être étrangère.
Notre arrivée en France s’est faite par la force des choses : alors que nous étions allés rendre visite à de la famille en Europe, la première guerre du Golfe a éclaté, les frontières se sont fermées et nous n’avons pas pu rentrer chez nous. Nous étions devenus des exilés involontaires. Ce n’était pas un choix. Ce n’était pas une solution pérenne. Pour mes parents, cela devait rester une étape, un moment de nos vies, et non une installation. Nous vivions dans un sas, dans un enfermement familial suspendu dans un espace-temps étrange… La société agit profondément sur les êtres, comme un appareil d’homogénéisation de la pensée, de l’imaginaire, de la représentation de soi. On parle d’ailleurs plus souvent d’assimilation que d’intégration en France. Il y a énormément de débats sur ces deux terminologies.
L’assimilation oblige à renoncer à son précédent appareil culturel : un renoncement pour un choix. L’intégration agit au contraire comme un cumul des cultures, par superposition, réinvention. C’est donc à partir de cette sensation d’oubli et en créant Place que j’ai voulu retraverser mon histoire et trouver les endroits de négociation entre l’intérieur de la cellule familiale et l’extérieur, l’école, l’environnement social, le racisme ordinaire omniprésent et insaisissable... Il n’est alors plus nécessaire que quelqu’un vous reproche ce que vous êtes, vous le faites tout seul. Même si le point de départ est autobiographique, cette histoire tente d’ouvrir des problématiques individuelles à des problématiques politiques et sociales beaucoup plus larges.
Votre histoire personnelle est marquée par une dualité culturelle forte que le public perçoit dans Place.
Tamara Al Saadi : Le premier jet du texte, qui est devenu le prologue, interroge le fait de grandir sans transmission. Les figures en miroir des deux Yasmine sont nées de cette réflexion; ce sont deux versions de la même femme qui coexistent, une française et une irakienne. Tout s’est construit sous forme de puzzle, par l’association de souvenirs réécrits et de situations réelles : scènes de préfecture, de dîner, d’apprentissage du verbe « avoir», scènes fantastiques…
Chaque événement a peu à peu trouvé sa place dans la narration, le texte tel que vous le découvrez aujourd’hui a pris trois ans pour émerger. Mon parcours de jeune adulte est lui aussi marqué par cette dualité. J’ai navigué longtemps entre deux préoccupations qui m’étaient fondamentales : j’ai fait du théâtre très jeune et j’étais aussi très politisée. Je me suis longtemps demandé quelle voie suivre : « convaincre» ou « persuader»?
J’ai commencé par une double licence histoire-sciences politiques, avant d’intégrer une école de théâtre. Les deux se répondaient en permanence. Et je suis enfin partie sur les traces de ma culture maternelle, je suis allée à Bagdad en 2016 pour retrouver ma maison d’enfance. C’est en rentrant en France que j’ai pu terminer l’écriture de Place. Je suis entrée à Sciences Po Paris pour un master de recherche en art et politique puis ai co-créé le groupe de recherche MYST, un collectif de recherche et création sur les frontières dans les conflits contemporains.Avec Mayya Sanbar, nous avons animé des ateliers dans les collèges et lycées sur le questionnement de la construction identitaire dans l’immigration via le théâtre. Tout est évidemment interconnecté.
Comment s’est déroulée la « rencontre» du texte avec le plateau?
Tamara Al Saadi : Ce qui me plaît le plus, avec la mise en scène, c’est la direction d’acteurs. Toute la mise en scène est articulée autour de la direction d’acteurs et du traitement des situations. La plupart des personnages étaient écrits pour des comédiens que je connais et que j’aime profondément. J’aime leur donner un espace pour les sublimer, réfléchir aux situations et aux tensions qu’elles produisent au plateau. Et ce que j’aime par-dessus tout, ce sont les silences. Car c’est dans le silence que les situations éclosent, quand le silence crie.
En scénographie, mon goût va vers les espaces épurés, vers l’ingéniosité d’un décor-objet unique qui se décline à volonté. Dans Place, nous avons 40 chaises au plateau. Une scénographie extrêmement simple qui peut évoquer de nombreuses situations : les bancs de l’école, une salle d’attente de l’administration française, un bombardement… Les costumes eux aussi peuvent accueillir des significations variées ; comme l’histoire nous emmène souvent dans la sphère familiale, le père et la mère portent des pyjamas mais la silhouette de la mère peut rapidement devenir celle d’une tragédienne grecque, le père peut prendre des allures de Saddam Hussein en uniforme… Place plonge le public dans un aller-retour permanent entre la cellule familiale irakienne de Yasmine 1 et son univers extérieur.
Nous sommes dans une famille de cinq personnes, qui se parlent peu mais sont liées par une expérience commune de déracinement. Place évoque cette transmission tacite des douleurs au sein de l’environnement familial et analyse les faits du point de vue de l’enfance. Yasmine 2, la version française, vient faire face à Yasmine 1 qui disparaît peu à peu face au monde dans lequel Yasmine 2 évolue et qu’elle assimile. L’espace visible au plateau est en réalité l’espace mental de Yasmine. C’est pourquoi les cinq personnages sont toujours en scène, en arrière-plan des souvenirs ou des péripéties qui émergent. La coexistence des événements se traduit par la superposition de scènes, de présences et de significations.
Propos recueillis par Moïra Dalant pour la 73e édition du Festival d’Avignon (2019)
Tamara El Saadi
Se jeter dans les mots et le théâtre ou s’engager dans des combats politiques ? Tamara Al Saadi choisit les deux. Auteure, comédienne et metteuse en scène franco-irakienne, elle articule son travail entre la recherche en sciences sociales et la création théâtrale. Diplômée de l’école des arts politiques de Sciences Po Paris, elle travaille pour la compagnie La Base, en collaboration avec Mayya Sanbar, et mène des ateliers de théâtre qui questionnent le processus de construction identitaire dans l’immigration dans des collèges et lycées de Seine-Saint-Denis. Elle cofonde également MYST, un collectif interdisciplinaire dont les recherches portent sur les frontières dans les conflits contemporains, et est membre de l’ensemble artistique de la Comédie de Saint-Étienne.
En 2018, Place dont elle signe l’écriture et la mise en scène, remporte le prix des Lycéens et le prix du Jury du Festival Impatience. Le spectacle est ensuite joué au Festival d’Avignon 2019 puis au Lebanon’s European Theatre Festival à Beyrouth et en tournée dans toute la France.
En 2019-2020, elle tient le rôle de Cunégonde dans Candide mis en scène par Arnaud Meunier et joue dans le premier long métrage d’Emmanuel Marre Carpe Diem. En 2020-21 elle crée, Brûlés sur le thème des stigmatisations qui sera présenté dans le cadre du Festival les Singuliers au Centquatre. En 2021, elle crée ISTIQLAL – « indépendance » en arabe, fin maillage entre l’histoire personnelle et celle de l’occupation coloniale au Moyen-Orient, qui fait résonner dans le silence des corps toute la violence assimilée, malgré elles, par les générations de femmes issues de ces territoires occupés.