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"C'est un travail sur la mémoire, mais c'est aussi un travail sur le présent."

Chasselay et autres massacres - interview d'Éva Doumbia

Interrogée au cœur de la création de Chasselay et autres massacres, Éva Doumbia explore comment rendre hommage à l'histoire des tirailleurs pendant la Seconde Guerre mondiale tout en invitant à réfléchir sur le présent.

Chasselay et autres massacres est inspiré de faits réels, et notamment d’un lieu réel, le cimetière militaire de Chasselay, une ville au nord de Lyon, construit en 1942 à l’initiative de civils suite à un massacre commis par les Nazis :

 

Cette histoire est une histoire absolument méconnue. J'en ai pris connaissance en 2021 en travaillant sur le deuxième tome du projet Philip Morris, qui traite de la présence des Black GIs [soldats noirs américains] pendant la Seconde guerre mondiale. En travaillant sur les Black GIs, je suis arrivé sur les tirailleurs. J'ai appris notamment l'existence de nombreux massacres qui ont eu lieu entre mai et juillet 1940, au moment de la débâcle, quand l'armée allemande avançait en direction du sud. Chasselay est un des derniers massacres survenu en même temps que la prise de Lyon. Les tirailleurs étaient placés en avant-poste car on savait que c'était foutu.

 

C'est un spectacle qui rend hommage, mais qui ne rentre pas dans le mythe du héros tirailleur venu sauver la France, parce que ce n'est pas tout à fait comme ça que ça s'est passé. On parle d'une France qui était un empire et le tirailleur un colonisé qui n'avait pas forcément le choix. Ou alors, quand il faisait ce choix, c'était dans l’espoir d’obtenir des conditions de vie meilleure.

 

Puis je me suis posé la question de comment les tirailleurs étaient accueillis dans les villages. J'ai imaginé un quotidien entre les tirailleurs et les villageois. On a quelques traces de gens qui ont témoigné, notamment dans un documentaire qui s'appelle Le Tata Paysages de pierre [1992], qui a été tourné au moment où il y avait encore des survivants. Ce documentaire raconte quels liens avaient ces tirailleurs avec la population locale.

 

Ce qui m'intéresse aussi, c'est de raconter comment cette question du racisme, qui sous-tend toute cette histoire, est institutionnelle. C'est à dire que dans les documentaires, que ce soit sur les Blacks GIs ou sur les tirailleurs, les gens du village qui parlent n’ont pas d'animosité envers les gens qui venaient des colonies. C'est quelque chose qui s'est construit. Je trouve intéressant de le rappeler dans la période que l'on vit.

 

 

C'est un travail sur la mémoire ?

 

C'est un travail sur la mémoire, mais c'est aussi un travail sur le présent. C'est à dire qu'en parlant du passé, on peut aussi donner des avertissements à notre présent.

 

C'est aussi parce que cette mémoire-là, n'étant pas évoquée, est dans l'inconscient. Je pense à Assa Traoré, dont les deux grands parents étaient tirailleurs. Comment est-ce que les descendants sont traités ou maltraités par l'état ?

 

On a l'exemple du capitaine N'Tchoréré qui a été capitaine, qui a fait les deux guerres mondiales et qui a été abattue lâchement par les nazis. Il écrit une lettre à son fils, lui aussi militaire, qui a été tué à quelques kilomètres de lui à quelques jours d'intervalle. Il écrit que la France mérite qu'on se sacrifie à elle, ne serait-ce que pour leur descendance, que leurs enfants, leurs petits-enfants, leurs neveux puissent être fiers d'eux. Or, en 2011, l'Etat français a refusé une carte de séjour à l'un de leurs descendants. 

Je trouve donc important de rappeler ce passé pour aussi titiller le présent.

 

 

Concernant la mise en scène, comment fait-on pour mettre en avant le passé autant que le présent ?

 

Il y a un personnage, l'autrice, qu'on voit construire l'histoire. Dans la fiction que j'ai écrite, il y a deux personnages qui ont réellement existé. On ne sait rien d'elles sinon que ce sont des femmes et qu’elles se sont comportées de manière héroïque. A part une plaque commémorative dans un village, on ne parle jamais d’elles.

 

Ce qui m'intéresse c'est de raconter une histoire qui est inventée en la mettant en perspective, ce qui permet aussi de dénoncer des faits historiques. Finalement, ce sont des choses qu'on apprend à l'école, mais on ne sait pas à quoi ça correspond, ce n'est pas incarné. La fiction permet d'incarner ce récit.

 

 

Est-ce que vous pouvez nous parler du travail sur le décor ?

 

Le décor a été conçu par Aurélie Lemaignen, c’est une reproduction partielle du cimetière de Chasselay, au début, le plateau est entièrement recouvert de tombes, c’est le présent, lieu de mémoire. Puis arrivent d’autres éléments de décors : le couvent de Mont-Luzin, où les tirailleurs se sont installés parce qu'ils avaient un point de vue pour anticiper les mouvements de l'ennemi ; une ferme qui est complètement fictive, qui représente un endroit de la ruralité.

Ces éléments bougent pour faire cohabiter cette histoire fictive et le présent. Les tombes sont le seul souvenir qu’on ait de cette époque, et des noms écrits dessus dont on ne sait pas vraiment s'ils correspondent aux personnes qui ont été massacrées.

 

 

Est ce qu'il y a des références littéraires ou musicales qui vous ont inspirées ?

 

Il y a l'Histoire d'un allemand par Sébastian Haffner [ed. Actes Sud]. Parce que ce que je raconte aussi, c'est la stérilisation par les nazis des métisses nés de la première guerre mondiale. Après la première guerre mondiale, il y a eu une occupation de la Ruhr, de la Rhénanie, et Hitler a fait stériliser ce qu'il appelait les anormaux et parmi lesquels les métis. Pour imaginer le quotidien en 33 en Allemagne de ce personnage-là, il y a ce livre, qui est absolument remarquable et très important à lire aujourd'hui parce qu'il raconte comment ça glisse l'air de rien. Comment ça se fait ? Comment des gens, du jour au lendemain, se retrouvent à accepter que devant leur porte il y ait des personnages pendus ?

De la même manière pour nous, comment est-ce que progressivement on se retrouve à accepter de traverser la Porte de la Chapelle, où même dans cette région, je pense à Calais, on accepte de voir des gens dans des conditions qui sont effroyables ? Comment est-ce que progressivement ça glisse ?

 

Finalement, il n'y a pas énormément de livres qui racontent Chasselay. J'ai dû faire des recherches et c'est pour ça que je raconte les voyages, parce qu'on n’avait rien. Je suis allé moi-même essayer de trouver des choses. Armelle Mabon a écrit sur les tirailleurs [Prisonniers de guerre "indigènes", ed. La Découverte]. Il y a évidemment Johann Chapoutot [Des soldats noirs face au Reich, ed. Gallimard], qui est un historien spécialiste du nazisme et qui compare la montée du nazisme et la période contemporaine. Il y a énormément de documents mais il y a peu d'œuvres littéraires en vérité.

 

Il y a un livre qui s'appelle Le terroriste noir [de Tierno Monénembo, ed. Seuil] qui raconte l'histoire de Addi Bâ, qui a été un résistant. C'est un roman.

 

 

Vous avez proposé le film et Emitaï ?

 

J'ai proposé Emitaï [1971] parce qu'on lors de la précédente carte blanche je voulais présenter Camp de Thiaroye [1998], qui raconte aussi un autre massacre, mais cette fois-ci, commis par les Français au moment de la Libération en 44. Ousmane Sembène est à la fois romancier et un grand cinéaste sénégalais, il a été tirailleur et avait écrit ce film. Pour plusieurs raisons, je trouvais délicat de le diffuser, notamment parce qu'il est long. Ce film a été censuré pendant longtemps.

 

Il en a donc écrit un autre qui s'appelle Emitaï, qui raconte quelque chose qu'on ne sait pas. Ça raconte la capture des personnes dans les villages. Notre musicien Lamine Soumano, qui est malien, nous a raconté une chose, un savoir, qu'on a en Afrique : chaque famille devait donner dix garçons, c'était comme un impôt. Le film raconte donc ce moment où en Afrique on va capturer des gens pour les forcer à faire la guerre. Et ensuite, il y a des réquisitions sur la nourriture alimentaire, sur le riz. Emitaï raconte aussi une résistance d'un village, qui ne donne pas les garçons et qui résiste avec le riz. Les femmes possèdent le riz et empêchent qu'on le prenne pour nourrir les militaires.

 

Emitaï sera projeté au cinéma l'Univers le 16 octobre 2024.

 

 

Le texte de Chasselay et autres massacres est publié chez Actes Sud.

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