accueil > Entretien avec Kirill Serebrennikov
Pourquoi vous êtes-vous intéressé au travail du photographe et poète Ren Hang, à ses images et ses textes poétiques très forts ?
Kirill Serebrennikov : J’ai vu les œuvres de Ren Hang dans un album paru aux éditions Taschen. Je les ai regardées avec une attention particulière. Dans un élan pourrait-on dire. Elles m’ont surpris. J’avais pourtant déjà vu certaines de ses photos, mais, à ce moment-là, elles ne m’avaient pas particulièrement impressionné. Des Chinois nus, bon, d’accord… Pourtant, après avoir pris le temps et vu son œuvre dans son intégralité, il est devenu évident pour moi qu’il s’agissait d’un monde tout à fait particulier, en rapport avec la poésie du corps humain. Je ne savais pas du tout que Ren Hang était aussi poète. Nous avons parlé de lui avec l’actrice chinoise Yang Ge, qui fait partie de la troupe du Gogol Center. Elle a ensuite cherché à le contacter. Elle lui a écrit sur Instagram et, miracle ! Il lui a répondu. Nous cherchions à nous rencontrer pour parler de la possibilité de faire un projet de théâtre ensemble.
Nous l’avons trouvé, et puis, deux jours seulement avant notre rencontre, il s’est suicidé. Le 24 février 2017. Le jour de son anniversaire. Ce fut un grand choc. C’est terrible : vous devez rencontrer quelqu’un, vous prenez contact avec lui, vous êtes déjà convenus de tout, et il se tue, il se jette par la fenêtre… Cela a été un choc pour moi. J’ai eu le sentiment de perdre quelqu’un que je connaissais, qui m’était même proche… Yang Ge m’a traduit quelques-uns de ses poèmes. J’ai compris qu’il était un grand poète, que sa poésie était peut-être plus importante, plus vaste que ses œuvres photographiques que le public européen connaît pourtant beaucoup mieux.
Vous explorez dans Outside de nouvelles facettes artistiques, la photographie et la poésie, qui viennent s’ajouter à votre parcours théâtral et cinématographique.
Qu’aimez-vous dans cette interdisciplinarité, ces passerelles entre les arts ?
L’art aujourd’hui n’est pas un ghetto, une chose en soi. L’art est extrêmement ouvert et lié à toutes sortes d’activités. Il est connecté à l’environnement humain, à ce qu’il a à l’intérieur de lui, à la façon dont l’homme peut se transformer. La pluridisciplinarité n’existe pas parce que quelqu’un du jour au lendemain a décidé de manière artificielle de construire des ponts entre différents types d’art comme le théâtre et le cinéma, les arts visuels et la danse, la photographie et la musique… Non, absolument pas. C’est simplement parce qu’aujourd’hui la structure même de l’art a beaucoup changé. Pendant de nombreux siècles, c’était une structure absolument verticale, une structure de subordination, parfois même un certain totalitarisme… Et, à un moment donné, toutes ces lois de la domination totalitaire, ces schémas qui oppriment se sont écroulés de la même manière que les empires s’écroulent et disparaissent, que les dictateurs vieillissent et sombrent dans la démence. Et de plus en plus de liens horizontaux se créent, des liens entre les personnes, et cela existe maintenant partout. C’est pourquoi l’art ne peut plus s’enfermer dans sa tour d’ivoire ou planer quelque part au-dessus de la terre. L’art fait comme des ronds dans l’eau. Il se disperse à la surface et se déploie dans toutes les directions, entraînant dans ses vibrations les territoires les plus inattendus de l’être, les territoires de la conscience humaine, de son existence.
C’est ainsi qu’au cours des dernières années, le concept même d’art, le concept de relation entre le public et l’artiste, entre l’artiste et la société a subi un changement incroyable. Et il est impossible de ne pas réagir à cela, on ne peut plus dire que cela n’existe pas.
Il y a dans votre théâtre un humour grinçant et absurde qui répond ici à l’humour tendre, naïf et mélancolique des images du photographe. Est-ce une manière de désamorcer les sujets graves, les postures moralisatrices ou au contraire une façon d’initier une réflexion plus profonde sur nos vies ?
Oui, en fait je pense que les textes de Ren Hang et ses images sont remplis d’humour, de paradoxes cachés, d’absurdité et de joie. Et je vois comment ses amis et lui s’amusaient en faisant ces photos et comment, à travers cette vitalité, cette beauté, il tentait de dépasser la dépression dont il était l’otage depuis plusieurs années. L’art est toujours ironique et parfois sarcastique, sauf peut-être lorsqu’il est cathartique. Bien entendu la catharsis ne peut pas être atteinte par l’ironie, c’est une technique ancienne qui exige des intentions précises et sérieuses. Mais dans les images et la poésie de Ren Hang, il ne s’agit pas de catharsis, mais de la jeunesse, de la beauté, de la poésie, du sexe, de l’amour, de la solitude, des relations avec la ville et de la liberté, de la liberté, de la liberté… C’est le mot clé pour toutes ses œuvres et tous ses textes. En tout cas, je le sens comme cela…
L’artiste chinois a toujours voulu rester en marge d’un discours politique qui l’a pourtant rattrapé en raison des sujets qu’il choisissait : les questionnements sur le genre, la sexualité, sur la place des corps dans leur environnement…
Ses œuvres, jugées provocantes et subversives, ont souvent été censurées ou interdites par les autorités. Votre travail l’est aussi. Pensez-vous qu’il y a toujours une dimension politique dans la création artistique ?
Je ne sais pas, la politique peut toujours se trouver partout, mais en général le théâtre est politique. Un jour quelqu’un m’a dit que si je voulais rester en vie et en bonne santé, je ne devais pas faire de politique. J’ai souri, j’ai hoché la tête en signe d’approbation, mais j’entendais en même temps parfaitement bien que le théâtre est politique. Et en général, tout geste artistique est politique parce que ce n’est pas quelque chose d’abstrait, dans le vide, dans l’espace… C’est vous et moi, c’est la vie humaine, imprégnée par nos relations aux autres, par le passé, la famille, par des conflits, par l’histoire, par l’amour et la haine, la beauté et la laideur. Et nous pourrions continuer la liste de ces constructions dichotomiques qui quelquefois me fatiguent, mais que je ne peux souvent pas fuir… C’est aussi pour cela que le plus important est de sortir, boire ou fumer avec des amis, aller au cinéma. Ne rien faire peut aussi être important… Monter sur le toit et regarder la ville recouverte de brume… La poitrine d’un être cher est peut-être plus importante que toute cette foutue politique. Ou plutôt, la poitrine d’un être cher est la politique la plus importante.
Propos recueillis par Malika Baaziz - Festival d'Avignon 2019