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Entretien Christophe Rauck sur la création de La Faculté des rêves
Pourquoi avoir choisi de mettre en scène le roman de Sara Stridsberg, La Faculté des rêves ?
Il y a plus de deux ans j’ai fait un travail préparatoire sur Comme il vous plaira avec Maud Grévellec et Cécile Garcia Fogel qui jouaient les deux cousines dans cette pièce de Shakespeare.
Et lors de cette séance de travail, j’ai senti qu’il fallait que je trouve pour mon prochain spectacle un rôle contemporain à la mesure de l’engagement et de la singularité du jeu de Cécile Garcia Fogel. Elle était capable de passer de la violence de l’enfance à celle d’une femme mûre avec, à chaque fois, un fort pouvoir d’évocation. Je me suis donc mis en quête d’une histoire autour d’un personnage de son âge. C’est Nathalie Fillion qui nous a fait découvrir la pièce de Sara Stridsberg : Valerie Jean Solanas va devenir présidente des Etats Unis. Je connaissais Valerie Solanas par le SCUM Manifesto mais pas cette fiction sur sa vie. J’ai lu la pièce de Sara Stridsberg mais je me suis vite aperçu que c’était en partie l’adaptation de son roman La Faculté des rêves, j’ai donc décidé de partir de l’adaptation du roman que je trouvais plus intéressant parce que plus complexe.
Vous avez confié l’adaptation du roman à Lucas Samain, comment avez-vous travaillé ensemble ?
Lucas Samain avait fait une belle adaptation du Pays lointain de Jean Luc Lagarce, je tenais absolument à ce qu’il adapte La Faculté des rêves. Il aimait beaucoup le texte, il est très doué et puis il vient juste de sortir de l’Ecole du Nord, tout était réuni pour qu’il fasse ce travail. Je ne sais jamais pourquoi je monte les pièces mais aujourd’hui je comprends pourquoi il y a eu Le Pays lointain (Un Arrangement)* et puis maintenant La Faculté des rêves. Il y a une vraie similitude entre les deux œuvres : on fait revenir les morts ; on passe d’une temporalité à une autre ; les personnages sont parfois les conteurs de leur propre histoire….
Très vite Lucas a compris que le personnage marquant du roman était « la narratrice », elle allait nous servir de fil conducteur pour raconter cette histoire et permette au spectateur de ne pas se perdre dans les différents continents qu’elle aborde.
Lucas a construit cinq parties qui commencent toutes par des scènes du procès de la tentative d’assassinat sur Andy Warhol. L’idée était aussi de tirer le fil à partir de la figure d’Andy Warhol et de plonger dans leur relation. On a aujourd’hui une adaptation solide qui fonctionne plutôt bien avec six acteurs, quatre femmes et deux hommes.
Avez-vous choisi de contextualiser cette folle période de la Factory et le rôle joué par Andy Warhol ?
Dans le roman, on est dans un rapport « imaginé » à l’histoire de Valerie Solanas et non pas dans une historicité réelle, même si Sara Stridsberg s’est très documentée et qu’elle a fait un travail remarquable sur la vie de cette femme. Ce texte reste une fiction depuis son enfance jusqu’à sa mort ce qui permet de se dégager de la dimension féministe qu’elle est censée porter...
Je ne voulais pas montrer les années 60. Quand on regarde les films de la Factory, on a l’impression de voir des gens qu’on connaît : on a tellement vu ces images !
Je me suis posé la question de savoir qui serait Andy Warhol aujourd’hui ? C’est quelqu’un qui a toujours travaillé avec les techniques de pointe et les technologies de son temps (sérigraphie, photo, cinéma, etc.) Aujourd’hui, il travaillerait avec la lumière, l’espace urbain, le cinéma, les installations vidéo, peut-être l’architecture ? Il pourrait être designer, en tout cas, il serait dans l’expression artistique la plus moderne d’aujourd’hui. Voilà notre point de départ, alors nous sommes partis sur des couleurs, sur des formes et des symboles d’aujourd’hui afin d’évoquer cette époque par d’autres signes que des images d’archives ou une reconstitution des années 60/70.
Sara Stridsberg dialogue avec le personnage de Valerie Solanas. Elle nous donne des éléments qui sont susceptibles, non pas de comprendre mais d’essayer d’attraper un propos, l’univers d’une personnalité qui a beaucoup écrit mais dont il ne reste qu’une seule chose : le SCUM Manifesto - sa mère a brulé tous ses écrits après sa mort - et bien sûr sa tentative d’assassinat d’Andy Warhol, les deux seuls faits déterminants qu’on connaisse d’elle. Ce qui serait intéressant c’est d’arriver à faire dialoguer le spectateur avec ce parcours dans une période en pleine ébullition, avec la guerre du Vietnam, où les inégalités sociales sous-tendent les inégalités raciales. Le rêve américain s’effondre, des questions de société, d’égalité vont surgir. Les artistes seront à la pointe de ces combats, chacun à leur manière ils feront bouger les lignes d’une Amérique conservatrice en proie avec ses démons de puissance et de virilité : Andy Warhol, Lou Reed, David Bowie ou John Lennon entre autres pour la musique, Baldwin, Burroughs, Kerouac, Nabokov pour l’écriture
Valerie Solanas est là, au bord d’y arriver, les portes vont s’ouvrir et, dans un délire paranoïaque, sûrement bourrée d’amphétamines, elle tire trois coups de feu sur Andy Warhol…
Quelle a donc été votre intention de mise en scène ?
Je cherche comment travailler sur une évocation. Le roman est déjà une interprétation de la vie de quelqu’un. Ce qui me pose de vraies questions de mise en scène : comment dialoguer avec une fiction romanesque, comment agencer cette histoire pour fabriquer un paysage cohérent sans perdre totalement la richesse du roman. Puis plus concrètement, comment passer de 1988 à 1945 puis à 1968, 1969… Sur chaque scène, il s’agit de trouver la juste relation pour que les personnes ne soient pas des figures mais restent des êtres vivants. S’amuser avec la radicalité, la violence, avec les symboles de l’autorité américaine. Les scènes sont très courtes, comme des polaroïds, et la technique nous permet de créer des volumes et des paysages. J’utilise un Priva Lite, un grand écran vitré composé de cinq vitres d’1m sur 2m50 qui peuvent s’opacifier une par une, ou pas. On peut projeter du texte ou des images et jouer sur les transparences. Il y a une balancelle, qui est le lieu du viol répété qu’elle a subi dès 9 ans, et qui revient comme un leitmotiv dans le texte. On travaille également sur les couleurs à la fois dans les costumes mais aussi dans la scénographie par la lumière pour ne jamais oublier le rapport à Andy Warhol. Tout cela sera accompagné par du son et de la vidéo.
Comment traiter la vision féministe de Valerie Solanas et notamment son SCUM Manifesto ?
Valerie Solanas est féministe mais elle est dans un combat beaucoup plus frontal et direct contre le patriarcat : elle ne défend pas tant les femmes qu’elle attaque le patriarcat. D’ailleurs, elle appelle les féministes : « les filles à papa ».
Son ennemi c’est le patriarcat mais son combat n’est pas le féminisme. Ce serait trop court de dire çà. Elle n’est pas dans un rapport sociologique au combat féministe : elle ne fait pas une étude, elle le vit dans sa chair, sûrement parce qu’elle a été violée par son père et son beau-père dans son enfance, parce que sa mère s’est tue et parce qu’elle a eu deux enfants avant l’âge de 15 ans. Elle n’est pas seulement une militante, elle veut écrire, elle milite à travers son parcours artistique d’autrice, elle veut écrire et elle écrira. Valerie Solanas est une activiste mais c’est aussi une artiste qui vit par et pour l’écriture. SCUM Manifesto est un manifeste mais c’est aussi un pamphlet : c’est la forme qu’elle a choisie pour développer son discours, une forme qui va lui permettre de faire apparaître les dogmes les plus caricaturaux d’un système brutal, construit pour le pouvoir d’une partie de la population que sont les hommes. Elle va tellement loin que ça dépasse les théories féministes les plus militantes. Elle a une démarche littéraire et artistique puisqu’elle utilise la forme la plus violente et radicale pour faire connaître sa pensée. Son manifeste, son pamphlet est fait pour choquer, pour faire réagir et agir sur la question du patriarcat.
A nous de mettre en forme sa colère pour raconter ce qu’elle a de plus profond, son regard très acéré sur cette Amérique patriarcale. A nous de montrer comment elle se joue des codes et des conventions. Son corps, qui se fait violenter toute jeune sera son champ d’expérimentation, tandis que ses études scientifiques vont lui permettre de développer sa théorie sur les gènes et les comportements.
Suite à l’attentat sur Andy Warhol, on l’a prise pour une folle. Sa vie a été très difficile et après avoir été internée pendant plus d’une dizaine d’années elle mourra dans la solitude d’un petit hôtel crasseux des faubourgs de San Francisco, son corps sera découvert cinq jours après sa mort à l’âge de 52 ans.
Pour toutes ces raisons, il est intéressant de s’attacher à la vie de Valerie Solanas, de questionner sa pensée à travers le roman, à travers le SCUM ou le mouvement féministe.
Propos recueillis par Isabelle Demeyère (juillet/novembre 2019)
*Le Pays lointain (Un Arrangement) d’après Jean-Luc Lagarce dans la mise en scène de Christophe Rauck a été créé en juin 2018 au Théâtre du Nord à Lille avec la promotion 5 de L’Ecole du Nord et présenté au Festival d’Avignon du 20 au 23 juillet, salle Benoît XII.