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A propos

Voici la tragédie la plus désespérée. Celle qui expose l’humanité face à elle-même et la voit s’entredévorer. 
Une impasse tragique terrifiante : ni guerre, ni hiérarchie, ni oracle… Une tragédie de la fraternité, qui vient de l’intérieur, et se ressasse elle-même.
Une spirale vengeresse qui tourne sur elle-même, épuisée, mais furieuse, comme les insectes, prisonniers, qui s’obstinent contre les parois de verre, s’assomment, retombent et recommencent.
Au cours des huit années passées près de Shakespeare, j’ai exploré les auteurs dont il s’est inspiré, ou auxquels il a clairement emprunté. Parmi eux, Sénèque que je redécouvre en 2011 dans les traductions de Florence Dupont.
La découverte de ce théâtre et du contexte dans lequel il a émergé n’a cessé de me surprendre et de trouver des échos dans mes propres convictions.

« Sous le consulat de L. Genucius et de Q. Servilius, la sédition reposait ainsi que la guerre ; mais comme si les alarmes et les dangers ne pouvaient quitter Rome, une peste violente éclata.
Cette année et l'année suivante (…), la peste continua.
Pour demander la paix aux dieux, on célébra, pour la troisième fois depuis la fondation de la ville, un lectisterne (cérémonie religieuse consistant à offrir un banquet aux images des dieux placés sur des lits de parade) mais, comme rien ne calmait encore la violence du mal, ni la sagesse humaine, ni l'assistance divine, la superstition s'empara des esprits, et l'on dit qu'alors, entre autres moyens d'apaiser le courroux céleste, on imagina les jeux scéniques : c'était une nouveauté pour ce peuple guerrier qui n'avait eu d'autre spectacle que les jeux du Cirque. 
Au reste, comme presque tout ce qui commence, ce fut chose simple, et même étrangère. 
Point de chant, point de gestes pour les traduire : des bateleurs, venus d'Étrurie, se balançant aux sons de la flûte, exécutaient, à la mode toscane, des mouvements qui n'étaient pas sans grâce. Bientôt la jeunesse s'avisa de les imiter, tout en se renvoyant en vers grossiers de joyeuses railleries ; et les gestes s'accordaient assez avec la voix. »
Tite-Live, Histoire Romaine Livre VII


Au IVe siècle avant JC, le théâtre advient donc à Rome, importé, dans une démarche curative, avec la croyance que cette « chose simple », ces « balancements » bientôt imités par la jeunesse guériront la cité malade de la peste.
Et au XXe siècle, Jean Vilar aura ce même sentiment : Il s’agit donc de faire société, après quoi nous ferons peut-être du bon théâtre.
Je crois à cette idée que le théâtre, depuis deux mille cinq cents ans, fait société. Depuis les grandes dionysies grecques jusqu’à la politique de décentralisation, le théâtre traverse les âges en tant qu’art constitutif, voire curatif, des cités, des peuples, des nations.
Et si le théâtre fait société, quand (et puisque) la société se défait, alors elle a besoin du théâtre. C’est ce qui anime le projet que je porte au sein de La Piccola Familia depuis 2006 : se saisir de la langue des poètes pour remettre en circulation la pensée. Car une pensée arrêtée engendre la violence. C’est ce que nous enseigne, justement, la tragédie.

 

Car selon Hegel, dans son Esthétique, « Le tragique consiste en ce que les deux partis opposés, pris en eux-mêmes, ont la justice pour eux. ». Voilà bien ce qui échappe aux hommes - et la légende veut que lorsque la Justice leur a été donnée par les Dieux, à la fin de l’Orestie, il a fallu, malgré tout, le concours d’une déesse pour trancher l’innocence d’Oreste… La tragédie nous arrête, nous démunit… Nous ne sommes pas maîtres de tout. Ce constat partagé de notre finitude nous rappelle à notre humanité. C’est aussi le but du théâtre. Mais au-delà, elle est l’énigme insoluble qui interroge notre violence profonde. Car aucun héros ni aucune héroïne tragique n’est un monstre de sang-froid. Ce sont des hommes et des femmes, en proie à une pensée arrêtée qui les pousse à la violence. En cela, à bien des égards, ils/elles nous ressemblent…


Sénèque est, à mes yeux, le poète tragique le plus clairvoyant sur notre nature violente. 
Chacune de ses pièces est une dissection quasi-chirurgicale du mécanisme qui transforme le personnage et le sort de sa condition d’Homme pour « l’élever » au rang de monstre mythologique. Chaque héros tragique suit un parcours précis : il apparaît plongé dans une tristesse inconsolable (le Dolor), ressassant sa douleur, il la transforme en colère (le Furor), colère qui le poussera à l’acte de violence ultime (le Nefas), acte par lequel il se rejette de l’humanité.
Chaque pièce de Sénèque nous propose donc de suivre le cheminement d’un être, qui coincé dans une impasse, se transforme en monstre. Cette métamorphose est un fascinant travail à mener au plateau et à donner à voir au spectateur.
La figure du monstre traverse mon travail depuis ma première mise en scène : l’ébauche de cette réflexion était palpable dans Arlequin poli par l’Amour et s’est poursuivie avec Henry VI, Richard III, Eliogabalo ou Le Radeau de la méduse.
Même Fantasio, personnage lunaire et fantaisiste, apparaissait sous des traits monstrueux… Mais, plus encore, la figure du monstre traverse mon travail car elle est éminemment théâtrale : le monstre est l’exacerbation … Celui « montré » parmi les hommes parce qu’il bouleverse l’ordre établi. Une autre définition de l’acteur.


Cette métamorphose du héros en monstre, opérée par des mouvements venus de l’intérieur de son corps ou de l’extérieur, s’inscrit tout contre celle de l’acteur, transformé, éprouvé par le texte et le dispositif scénographique.
Mon travail de direction se situe justement à cet endroit : comment l’acteur active le texte pour que le texte l’active. Comment le scénique active l’acteur pour que l’acteur active le scénique. Les répétitions servent à préparer ce moment de rencontre, devant une assemblée de spectateurs, entre la matière inerte (le texte - le dispositif scénique) et la matière vivante (l’acteur et le spectateur). Le fruit de cette rencontre publique, d’après moi, est le théâtre.

 

Créer Thyeste – certainement la plus noire des pièces de Sénèque – c’est donc explorer ces deux aspects que nous enseigne la tragédie : notre finitude et notre violence rappelées par l’exacerbation d’un être métamorphosé en monstre.
Mais à quelle fin ?


« Mets-toi bien dans l’esprit
Que faire du mal à son frère
Même si c’est un mauvais frère
C’est attenter à l’humanité »

 


Voici, à mes yeux, la réplique-clé de cette œuvre. Celle qui a intimement et impérieusement allumé mon désir de la porter à la scène. Sénèque place le conflit tragique au sein même de la fratrie. Au cœur même du sang. De ce sang déjà vicié par l’aïeul Tantale lorsqu’il a offert en repas aux Dieux son propre fils, Pélops, lui-même père d’Atrée et Thyeste. Ainsi, Atrée fait verser un sang, qui est aussi le sien, tandis que Thyeste ingurgite un sang, qui est aussi le sien. Cette tragédie, bien plus qu’une simple histoire de vengeance, bouleverse l’ordre divin et humain du monde. Cette tragédie est un attentat à l’Humanité.
Mais en explorant ce déchainement de violence ultime, en exposant cet acte inhumain, Sénèque, en allant au bout du désespoir, semble indiquer la seule voie possible du vivre-ensemble :


« Nous sommes tous inconsidérés et imprévoyants, tous irrésolus, portés à la plainte, ambitieux.
Pourquoi déguiser sous des termes adoucis la plaie universelle ? 
Nous sommes tous méchants. Oui, quoi qu’on blâme chez autrui, chacun le retrouve en son propre cœur. (…) La peste est chez tous. Soyons donc entre nous plus tolérants : méchants, nous vivons parmi nos pareils. Une seule chose peut nous rendre la paix : c’est un traité d’indulgence mutuelle. »

Sénèque, De la Colère 

 

Thyeste est donc la tragédie d’un monstre qui attente à l’Humanité toute entière. Ce que le théâtre doit savoir raconter, pour nous rappeler que nous sommes tous vivants. Au même endroit. En même temps. Et que, quoi qu’on tente comme échappatoire violent, nous ne pouvons échapper à notre existence en commun.


Le Festival d’Avignon est, évidemment, le lieu où raconter cette histoire. D’abord par ses architectures qui évoquent celle des théâtres romains, et où les personnages s’épuisent au pied de murs tragiques, mais peut-être davantage par la symbolique théâtrale qu’il a construit au fil des années : celle d’une humanité rassemblée par et pour le théâtre. Celle où « le texte » et « le peuple » cohabitent sous « Le Ciel, la Nuit, et la Pierre glorieuse ».


Thomas Jolly, (extraits, février 2018)