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Traduction Agata Kozak
Pourquoi, dans votre théâtre, avez-vous évité Kafka si longtemps ? Il fait pourtant partie des auteurs auxquels vous vous intéressez et que vous étudiez avec des moyens du théâtre depuis déjà un bon moment.
Vous n’étiez pas convaincu ?
Au Festival Kafka en Italie à Cividale, en 1992, au lieu de mettre en scène un texte de Kafka, j'ai fait pour la première fois du Thomas Bernhard. Bernhard était alors ma réaction aux provocations de Kafka. J'avais peur de Kafka, de son profond négativisme et de son pessimisme désespéré. J'ai recouru à une échappatoire en travaillant sur Bernhard qui écrit dans l'esprit de Kafka auquel, au fond, il ressemble assez avec son rejet du monde et de ses mensonges. Mais il s’agit de deux personnalités différentes. Kafka réagit brusquement par le retrait du monde, par une pauvreté neurasthénique et l’échec total de la personne en tant qu’individu. Bernhard, dans des situations similaires, réagit par un comportement furieusement polémique, coléreux, contredisant.
Et par le sens de l’humour.
Oui. Les deux auteurs sont saisis du même effroi face au monde et se ressemblent dans leur peur de l’autre, mais ils l’expriment différemment. J'ai toujours craint le désespoir de Kafka. Dans ma jeunesse j'étais un lecteur fanatique de ses livres. Encore aujourd’hui, nous le citons souvent à titre d’exemple dans notre école de théâtre. En revanche, au théâtre je n'ai jamais voulu prêter ma voix à Kafka et à son désespoir - j’ai toujours été intéressé par les aspects plus positifs de l'Apocalypse. Kafka ne laisse aucun espoir, ne se fait pas d’illusions. Bien que lui-même, lorsqu'il lisait ses écrits, il riait à gorge déployée.
Ses amis aussi, paraît-il.
Oui. C’était l’époque. On peut dire qu’on pratiquait ce genre de pessimisme un peu pour la frime, il y avait là-dedans un phénomène de mode. Ça ne dérangeait personne. Ça ne me dérange pas non plus lorsque je lis ses textes. Je dois avouer aussi qu'en ce moment pour moi en tant que lecteur cette vision si noire du monde que Kafka nous apporte est une source de satisfactions étranges et de frayeurs délicieuses - je me rétracte un peu de ce que je viens de dire. En fin de compte, c'est un récit d’épouvante.
A vrai dire, ce qui m'éloignait de Kafka, c’était le fait que je n'avais jamais vu une bonne adaptation de son œuvre pour le cinéma ou le théâtre. Il y a peut-être eu des spectacles ou des films célèbres, cependant mes réactions étaient celles d’un lecteur fanatique de Kafka, donc peu favorables. J’ai systématiquement observé que les metteurs en scène n'arrivaient pas à rendre tout ce qui est particulier à Kafka. J'avais l'impression que je n’y arriverais pas non plus. Est-ce que ça a changé ? En ce moment je vis soit des périodes d’angoisse, soit je plonge dans une excitation étrange où j’ai l’impression d’y arriver. En tout cas c'est plus difficile que dans le cas de Bernhard... Tous ces dialogues ... On ne trouvera pas chez Kafka ces monologues pleins de rage à travers lesquels s'exprime une vision du monde. Les dialogues de Kafka ne reflètent pas les idées de l'auteur sur le monde, ils sont très souvent d’une banalité cuisante et l’histoire racontée va à contre-courant des dialogues. Les personnages de Kafka n’arrivent jamais à dire rien qui serait profondément raisonnable ou satisfaisant et en accord avec leur ressenti intérieur. Leurs paroles sont toujours maladroites et un peu bêtes ; elles empêchent l’homme d’exprimer le fond de son âme, elles le font échouer. Le plus souvent, une tentative mutuelle de rencontrer l’autre se solde par un échec, et cet échec se produit dans un domaine élémentaire, il consiste à une non-rencontre totale des mots. A l'aide des mots, les gens arrivent toujours à NE PAS communiquer chez Kafka.
Une situation bien gênante au théâtre.
Un défi gigantesque pour les comédiens, car tout y est à l’envers. Du moment où l’on joue Kafka littéralement ou avec une dose d’émotion, comme c’est souvent le cas, le résultat est caricatural, grotesque, c’est du cabaret bon marché. Kafka avait un œil de vampire - il radiographiait les choses, il était capable de voir la misère et l’humiliation des situations en apparence normales, dans lesquelles les hommes essaient de défendre leur dignité ou de se battre pour gagner.
J’en reviens à vos débuts : avez-vous envisagé à travailler sur les différents textes de Kafka ?
Il faut dire que Le Procès, Le Château et L’Amérique sont des œuvres très différentes les unes des autres et qu'à part elles, il y a encore des récits qui représentent un très large spectre, à commencer par des récits humoristiques ou mystiques jusqu'à La Colonie pénitentiaire qui est probablement le texte le plus nihiliste de tous.
Souvent, j’ai vu les différents textes de Kafka circuler entre les étudiants à l’école de théâtre. Moi- même je ne leur ai jamais demandé de travailler sur cet auteur, mais nous avons souvent parlé de lui lors de nos discussions et aux séminaires consacrés à la narratologie. Il me semble que Kafka est un phénomène narratif très inhabituel et mystérieux. Les choses qui se passent entre l'auteur, le narrateur et le héros sont vraiment subversives, perverses. L’intention artistique de Kafka consiste à être malhonnête vis-à-vis du lecteur, à l'agresser, s’acharner sur lui, le leurrer, comme le font souvent les auteurs de romans policiers. Cependant chez lui c'est très différent, on est loin de la thématique policière. Kafka entraîne le lecteur dans le cauchemar de ses propres problèmes, dans sa peur d’être un homme, une personne, et de confronter le monde. J'ai plusieurs fois pensé à L'Amérique, à un moment j'étais même proche de me lancer dedans. D’ailleurs L'Amérique une fois de plus se profile légèrement à l'horizon, car elle fait partie des réalisations que je pourrais éventuellement faire à Paris, au théâtre de l'Odéon. Nous verrons si, après Le Procès, je serai encore suffisamment intéressé par ce texte, en tout cas en ce moment ça me fait vibrer.
Pourquoi alors monter à Varsovie Le Procès, et non pas L'Amérique ?
Le Procès est arrivé tout seul en réponse à la réalité, car notre réel n’arrête pas de nous confronter avec la problématique de ce roman. Ce phénomène lugubre et bizarre qui consiste à s’attaquer à un individu au moyen de la justice, à l’accuser et aussi à se débarrasser de lui en invoquant la loi ; cet étrange discours démagogique dont use actuellement le pouvoir dans ses relations avec les individus (mais il n’y a pas que le pouvoir) - tout cela fait penser au modèle kafkaïen, l'irrationalité et la panique y compris, auxquelles s’ajoute la conviction que se défendre ne sert à rien et le sentiment d’être décroché de la réalité que nous éprouvons ces jours-ci. Tous ces ingrédients sont présents chez Kafka ; chez nous ils servent peut-être à préparer un cocktail différent mais ils ne changent pas. En les donnant à voir au spectateur séparément et non pas à l’intérieur d’un mélange, on lui fournit probablement un outil permettant de comprendre la réalité d’aujourd’hui. Ça marche aussi dans l’autre sens - il se peut que la réalité d'aujourd'hui apporte une autre clé de compréhension de cette œuvre de Kafka. Ça marche donc dans les deux sens.
Et cela ne vous dérange pas que Le Procès soit un texte qu'il faut décaper pour se débarrasser des anciennes interprétations, mises en scène et étiquettes qu’on a collées dessus ?
Bien sûr, tout d’abord il faut enlever les marques de son époque, car on voit bien aujourd’hui qu’il est très marqué. Lorsque je lisais Kafka en étant jeune, il ne me semblait pas anachronique, car cette époque n’était pas encore finie, rien ne dérangeait en lui, son texte paraissait alors très contemporain. Aujourd’hui, on voit bien qu’il appartient au XIXe siècle, tellement il porte les marques du moment où il a été écrit. Il est d’ailleurs symptomatique que Kafka se soit lancé dans la rédaction de ce texte en 1914, principalement en raison de sa rupture avec Felice et du fameux épisode berlinois du « tribunal à l’hôtel » qui, ensemble avec quelques mauvais rêves qui le tracasseront depuis, a probablement donné à Kafka l'idée d’une mise en accusation énigmatique, des chefs d’accusation flous, à contenu indéfini. Nous ignorons les torts qu’on lui a reprochés, en tout cas Kafka ne s’est pas comporté comme un homme innocent qui exige de savoir de quoi il est accusé. S’il l’a exigé, il n’a pas vraiment insisté. La culpabilité de Joseph K. revient régulièrement comme un écho, et nous traquons en permanence non pas un malfaiteur masqué, mais une culpabilité latente. Emerge aussi la nécessité du décapage du texte, la question de l'empire de François Joseph avec ses institutions à fonctionnement absurde, celle des sombres machinations secrètes ourdies par tout le monde et des envies usurpatrices de la modernité. Kafka qui, il ne faut pas l’oublier, avait étudié le droit, a eu une idée qui pourrait aussi bien être celle d’un homme d’aujourd’hui - il suffit de penser au nombre de juristes à notre époque qui sont des gens très spécifiques, souvent cyniques, cruels et grossiers.
En même temps, ce sont eux qui créent la réalité.
Oui, il est possible d'imaginer des hommes de loi pour qui la loi est un outil permettant de tromper les autres et de privilégier leurs propres intérêts, de contourner la loi au moyen de la loi, de détruire leurs adversaires par des coups bien ciblés, en donnant l’impression de chercher à établir la vérité - pour le faire, ils usent de faux-semblants complexes et bien pensés. Les autres gens, gens ordinaires, n’ont pas à leur disposition cet outil qui sert à anéantir l’autre, Le Procès le montre très bien. Mais c'est une digression...
Ce qui est curieux, c'est que les gens en Pologne commencent à réaliser seulement maintenant que la loi contribue largement à créer la réalité. Dans la pièce Angels in America on entend Roy Cohn dire que les avocats ont bâti l'Amérique. A une époque cette phrase me paraissait étrange, parce qu’elle correspondait à une réalité lointaine, mais actuellement nous sommes en train de vivre cela.
Oui, c’est une voie très dangereuse et pleine de piège dans lesquels nous ne manquons pas de tomber. On pourrait dire que les juristes escroquent la démocratie. La démocratie s'avère avoir une assise juridique peu solide ; de ce fait, elle est facilement déformable, on peut en faire ce qu’on veut. A la fin, ça aboutit à une hybride, un monstre qui présente quelques traits démocratiques qui soi-disant sert la justice, le développement de l’humanité et toutes ces choses positives grâce auxquelles un ensemble d’individus forme l'État doté d’une culture commune, qui va de l’avant et fixe de nouveaux objectifs aux générations nouvelles. Toutes ces choses peuvent n’être que du leurre, des mensonges adoptés dans la majesté des lois pour tromper les gens. Kafka, qui part à la recherche d’un homme compétent capable de l’aider devant le tribunal, doit patauger dans tout ça. Il trouve finalement l’avocat Masala. Sa recherche de salut s'apparente à une odyssée où l'homme qui voudrait s’en sortir ne fait que s’enfoncer ; il est anéanti, il s’anéantit lui-même à force de s’agiter. Il recherche des gens compétents capables de l’aider, il ne trouve que l’absurde des systèmes et des structures légales. Il finit par tomber sur des initiés qui s’avèrent être des fous. Ils ne se souviennent plus des grands principes de l’humanité, ils ont oublié tout ce qui peut être positif dans les relations humaines et sociales. N’oublions pas que l’autorité derrière le procès chez Kafka n'est pas l’Etat avec tout son appareil - non, il s’agit d'une structure énigmatique à propos de laquelle Kafka dit qu’elle n’est pas un tribunal officiel. Ainsi, une créature invisible s'est formée au sein de l’Etat, qui s’usurpe des droits et bâtit des structures qui vivent en parasites ce qui existait déjà ... Pour, finalement, s’hypertrophier...
Comme une malformation, comme un Etat entre les mains de la mafia.
Comme un organisme dévoré par les champignons.
Oui. La recherche de gens compétents est symptomatique et très parlante. On pourrait montrer Joseph K. mener sa recherche à l'intérieur de l'énigmatique structure que nous avons devant nos yeux. Nous savons qui nous gouverne, nous connaissons notre gouvernement, mais en réalité nous en savons de moins en moins. Les gens du pouvoir avec Kaczynski à leur tête ont de moins en moins d’importance. Il semblerait qu’on soit tombés dans un piège, aussi bien eux que nous. Ils vont essayer d'en sortir, ils lutteront pour la survie. À ce stade, on ne saurait dire dans quel espace du Minotaure notre navire sera projeté.
Le problème est que ce champignon se développe déjà aux dépens de nous tous, car nous le nourrissons tous à part égales, et il continue de croître. J’en reviens au décapage du texte en vue de se débarrasser des clichés et des conventions : nous parlons d’un texte qui était souvent porté sur scène en Pologne à l’époque communiste, car il s’inscrivait parfaitement dans une vision totalitaire de l’Etat. Est-ce que cela a une importance pour vous ? Un retour vers quelque chose se serait-il opéré ? En quoi est-ce important pour vous? Serions-nous revenus à quelque chose? Ou peut-être, plutôt, on était trop simpliste autrefois avec Kafka ?
Autrefois, les gens essayaient de procéder par allusion. D’ailleurs cette œuvre stimule si fort notre intuition qu’elle suscite immédiatement certaines associations et elle est en cela très contagieuse, ce qui me fait peur. Cela vous pousse à des allusions superficielles. Pour cette raison, nous avons d’abord essayé de supprimer les saveurs austro-hongroises. Il y a un an, au moment de nos premières répétitions à Wroclaw, nous nous sommes également intéressés aux motifs juifs, mais nous avons renoncé à les mettre au premier plan, pour éviter de nous trouver trop fascinés par ces motifs et de nous noyer là-dedans. Nous tenons avant tout à raconter une histoire humaine, comme si Le Procès avait été écrit aujourd'hui. Il ne s’agit pas d’actualiser à outrance mais plutôt de supprimer les anachronismes les plus voyants, et tout à coup il s’avère que la simple élimination des saveurs typiques du XIXe siècle suffit pour atteindre cet effet. L’histoire sur l’agression, la défense et la culpabilité est absolument contemporaine, elle se passe d’allusions. A elle seule, elle contient plein d'idées très fortes et qui paraissent pertinentes en ce moment. Nous avons aussi essayé de poursuivre d’autres pistes, notamment celle du roman non achevé par Kafka. Ce livre était censé être beaucoup plus volumineux, c’est pourquoi il n’a pas de milieu. Kafka en a écrit le début et avec ce début nous pouvons voir comme il était attentif aux moindres détails : la maison, Mme Grubach, Mme Bürstner, l’amie de Mme Bürstner, la première audience. Et puis il a écrit la fin, laissant le milieu du roman comme une grande tache blanche. Après tout, c’est Max Brod qui a fait Le Procès... On sait que Kafka souhaitait que cette œuvre soit brûlée, de même que ses autres inédits. Il n’avait vraiment pas fini son travail, il l’avait interrompu à un moment, découragé, comme s’il n’avait pas été à la hauteur de son projet. Une tache blanche... Max Brod a mis tout ça ensemble avec beaucoup d’adresse, donc le livre donne l’impression d'avoir été fini par son auteur, mais c’est faux. Ce n’est pas un travail fini. Nous avons essayé de nous placer exactement à l’endroit où Kafka a trébuché, où il s'est retrouvé au pied du mur, c’est-à-dire dans l’incapacité de remplir le milieu. Nous nous sommes servis de cet endroit. Là où le récit s'effondre, nous revenons aux sources, nous nous tournons vers Felice, Max Brod et Greta, trois relations les plus intimes de Kafka dont Le Procès est né. Joseph K. devient alors un Franz Kafka en état d’identification profonde avec son héros. Nous devenons créateurs et narrateurs de cette pièce, chacun avec son propre procès, avec son drame. Nous essayons d’amplifier le son qui se fait entendre de la manière la plus distincte de tous en cet endroit et d’adhérer complètement à la réalité de celui-ci. A la fin du deuxième acte, nous avons prévu une scène où le récit se défait, un champ aveugle, qui nous fera abandonner nos rôles et nous retrouver entre la narration de Kafka et la réalité qui est la nôtre. Ce sera la nuit que nous passerons avec le héros dans la salle d’audience vide - nous nous y retrouverons avec l'accusé, avec le désespoir et l’inutilité de nos conflits et griefs mutuels, avec la terreur que le monde nous inspire et, orphelins du récit, nous essaierons d’en profiter dans ce no man’s land, pour ainsi dire devenir les porte-parole du monde.
Ce caractère inachevé vous fait très plaisir, n’est-ce pas ? Je me souviens de vos fulminations contre Le Maître et Marguerite, précisément à cause de la fin si précise et parfaite de ce livre.
C'est vrai, oui... Concernant Le Maître et Marguerite c'était plutôt une bagarre, une polémique avec Boulgakov qui me paraissant autant fascinant qu’énervant. Kafka ne m’énerve pas. Il est aussi un égotiste, mais il me semble qu’à la fin il a payé de son sang ; il a exemplifié la terrible histoire de l’égotisme humain, où celui-ci est une sorte de handicap mental ou d’immaturité qui empêche l’homme d’affronter le monde et de devenir un être social. C’est notre culture qui en est coupable dans une certaine mesure - nous transmettons à nos jeunes générations cette infirmité comme une sorte de péché originel.
Nous parlons de la faute, il est question du procès, de l’accusé ou du prévenu Joseph K... En quoi consiste sa faute, d’après vous ?
Je vois Kafka comme quelqu’un qui est fascinant et en même temps suspect, incroyablement discret, trop blessé, solitaire et isolé du monde pour être normal. Tout le monde dit : ce n'est pas le comportement d’un innocent. Sa tante va lui dire : je n’aime pas ton comportement. Les détails de la mise en détention sont trop inhabituels et surprenants, trop révélateurs des mystères des relations humaines pour qu’ils relèvent de la pure invention, d'un rêve. Je me dis que Kafka a dû vivre quelque chose qui s’apparentait à une arrestation ; il n’y a peut-être pas eu de suites mais il y a probablement eu des raisons pour lesquelles la société pouvait tenter de mettre en accusation un homme comme Kafka. Le fait que l’accusation soit si fortement liée à l’érotisme peut signifier que la faute Kafka résidait dans sa construction qui était asociale et anormale. Kafka lui-même présente vis-à-vis de son héros une attitude étrange, empreinte de sadisme et de haine, on peut même dire qu'il va jusqu'à le tuer d’une manière assez vindicative. Il s’agit d'une sorte de suicide ostentatoire, très complexe, ce qui explique pourquoi les psychiatres ont si volontiers traité Kafka de malade. Cela ne veut pas dire qu’ils avaient tort. Kafka défend ses raisons, sa liberté et son droit d’être lui-même, il lutte désespérément et malhonnêtement à la fois, parce qu’il ne révèle rien de ses motifs. La différence entre Kafka et Bernhard est que Bernhard est absolument exhibitionniste, et Kafka absolument secret, il refuse de nous révéler la vérité sur lui-même, ses œuvres sont un camouflage où un désir impératif et irrésistible de se montrer est aux prises avec son incapacité à se montrer. Kafka ne cesse jamais de mener ce jeu pathologique avec lui-même. On ne saurait surestimer la
personnalité pathologique de Kafka. Kafka est une exemplification de la maladie sociale et culturelle dont nous sommes atteints. Ce n'est pas un sage qui s’élève au-dessus de la communauté pour mieux la voir ou un usurpateur qui aspire au statut de sage, comme ce fut, après tout, le cas de Dostoïevski qui était lui-même profondément en désaccord avec l'ordre social. Il avait peut-être commis lui-même les fautes qu’il reprochait à Stavroguine dans Les Démons. En dépit de cela, lorsqu’il écrivait ses romans, il s’érigeait en prophète, en moraliste. Kafka ne fait pas ça du tout, il se tient tout bas, plongé dans l'humiliation et l’angoisse du coupable. Kafka considère que tout le monde est coupable, corrompu et condamné à mentir dans la confrontation avec la loi, l’innocence n’existe pas, c’est un fantasme, les hommes innocents sont une invention de la loi. Il parcourt des chemins bien étranges, notre héros et auteur très mystérieux qui porte en lui la maladie de l'humanité, qui l’exemplifie, l’endosse et l’exprime dans un acte de création.
Intéressant comme les choses ont changé, car très longtemps l'interprétation qu’on faisait de ce roman voyait en Joseph K. un innocent, la victime du système et de ses mécanismes.
Oui, c’était très naïf, car à chaque étape de la lecture vous constatez que ce n'est pas le cas. Un homme attentif et sensible va mettre en doute cette innocence. Kafka le dit dès la première phrase. Ce livre n'est pas conçu comme l'histoire d'un homme innocent, c'est l'histoire d'un homme dont la faute est cachée. Mais ce n'est pas Crime et châtiment. Au fond, les deux versants sont sombres et opaques. Chose bizarre, nous nous identifions avec le héros, nous ne formons qu’un avec sa peur et son instinct de survie animal qui nous entraîne à sa suite. Nous sommes participants de ce roman comme si c’était un rêve, nous subissons des persécutions, mais le héros du roman n'est pas sympathique. On n’arrive même pas à le comprendre. Il est maladivement égotique, refuse de faire un examen de conscience, vit dans le mensonge, ne pense qu’à sauver sa peau et finit par se laisser entraîner dans une machinerie mensongère. À un moment donné, il n’est plus du tout pour nous question de découvrir la vérité, nous ne pensons qu’à en finir avec le procès à l’aide de quelques machinations. Le procès lui-même ne vise à établir aucune vérité, il ne tend que vers l'anéantissement et la destruction de l'individu. C'est comme si le procès et l'institution cachée derrière avaient la destruction pour leur seul but ; les employés de cette institution sont concentrés uniquement à faire marcher la machinerie pour en profiter, obtenir des choses, être plus malin que les autres. A aucun moment il n’est question de découvrir la vérité. L'individu lui aussi arrête d’y penser, la vérité n’a plus aucune importance dans l’affrontement entre les deux parties. Il s'agit seulement de gagner et de perdre, la seule chose qui compte est l'horrible impératif de destruction de l’individu par la machine sociale, car l'individu se met souvent en travers des projets conçus par la société, peu importe qu’il le fasse accidentellement ou sciemment, dans quel cas il se présente plus ouvertement en adversaire. Quelle faute a bien pu commettre Joseph K. ? Or, la seule chose que nous puissions trouver contre lui est sa prétention de devenir un homme supérieur, un intellectuel, un homme d’esprit dont l’existence même est un péché contre la machinerie. Il doit être puni pour avoir trahi la médiocrité, la bassesse ordonnée. Les médiocres sont censés obéir, être soumis c’est d’ailleurs quelque chose que suppose le catholicisme : on vous dit d’être docile et d’éviter le péché. La religion vous enseigne rarement comment être bon, en revanche elle parle constamment des choses que vous ne devriez pas faire. Étant un bon catholique, vous devriez durant toute votre vie ne pas faire certaines choses, ne rien faire à part prier Dieu, grâce à quoi vous irez au paradis. Il vous faut encore bien suivre les vicaires de Dieu qui sont, paraît-il, mandatés par lui.
Si je comprends bien, Joseph K. n’est pas pour vous un personnage empathique ?
Il n'est pas du tout un modèle. Les personnages de Bernhard, même s’ils sont des caractères discutables, constituent à mes yeux des modèles de lutte intransigeante contre le mensonge interne de l’homme et celui du monde extérieur. Joseph K. ne fait que défendre sa vie, il est difficile de faire de lui un héros. Il est donc un homme handicapé, antisocial, ses aspirations sont purement égoïstes, il ne rêve pas d’un monde meilleur, il ne se sent chargé d’aucune mission pour apporter quelque chose au monde - aucune trace de cela - mais au moment où l’on s'attaque à lui, il se montre capable d’émettre pas mal de remarques pertinentes, il a beaucoup d'idées, ses mots sonnent juste. Nous n’avons pas à nous identifier avec le personnage ni le prendre pour modèle, nous pouvons lui permettre d’être un raté. Il meurt à cause de ça, parce qu’il est un raté et qu’il manque de courage. Kafka tue l’homme médiocre en lui-même. Il s’agit d’un acte d'autodestruction très étrange, si on devait le prendre à la lettre, il risquerait de se révéler profondément amoral. On pourrait même le qualifier d’inacceptable, car Kafka démoralise le lecteur. C'est pourquoi il est destiné à des lecteurs avisés qui traiteront cet acte démoralisant comme une catastrophe nécessaire que l'individu doit traverser pour se défendre et passer à un niveau supérieur. On peut difficilement cerner le héros de Kafka, avoir une vision univoque de lui. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai tardé à répondre à votre première question - c’est pour cette raison que j'avais peur de me lancer dans Kafka. Je me disais que j’aurais du mal à m'identifier à ce personnage, ce qui malheureusement ou heureusement est inévitable. Dès que je commence à m’occuper de Kafka, je me noie dans cet homme - dans son handicap aussi - et je me retrouve en lui. C’est aussi effrayant que fascinant, tout le monde en fait l'expérience dès qu’on essaie d’aller plus en profondeur, c’est une sorte d’auto-humiliation. Les sentiments et les expériences que cet écrivain vampirique fait vivre à un comédien qui désire le comprendre vraiment, jusqu'au bout, d’une manière qui ne serait pas superficielle, avec courage, sont très étranges.
Après tout ce que vous venez de dire sur Joseph K. et l'effort de Kafka visant à tuer en lui la médiocrité, j’ai envie de vous demander s'il y a des choses à espérer dans notre future arrestation?
Blockbaum dit qu’il ne regrette pas d’avoir été arrêté, parce que grâce au procès il est devenu un autre homme. Cependant, à le voir ainsi nous nous disons qu’il devrait éprouver des regrets, car au fond il s’est laissé entraîner dans une nouvelle duperie, et tout ce qu’il perçoit comme un développement spirituel n’est que tromperie et mensonge à soi-même. La situation finale de Joseph K. est tellement énigmatique que nous finissons par nous perdre. Nous ne savons plus si c’est bien ou pas d’avoir été arrêté mais c’est un fait. Nous sommes en état d’arrestation et il serait bon d'étudier le cas d'arrestation de Franz Kafka pour opérer quelques comparaisons.