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"On avait tous conscience d’avoir un grand texte dans les mains et c’est un bonheur de travailler une telle matière"

Chloé Dabert
Entretien

Quelle place ce spectacle a-t-il dans votre parcours ? 

 

Depuis Iphigénie en 2018, je n’avais pas mis en scène de spectacle avec beaucoup d’acteurs. Pendant la pandémie, j’ai créé un monologue en 2020 puis un spectacle en lycée et un récit musical avec une autrice et une violoncelliste. Je crois donc que j’avais un manque et que j’avais besoin de retrouver du monde, acteurs mais aussi collaborateurs. Je voulais aussi sortir de l’espace unique dans lequel mon travail, très axé sur la direction d’acteurs, se concentre d’habitude. Résultat : ils sont seize sur scène ! Je connaissais l’écriture de Lucy Kirkwood. J’ai une affinité avec les écritures britanniques, notamment avec le théâtre de Dennis Kelly dont j’ai monté plusieurs textes. Quand j’ai découvert que Le Firmament venait d’être créé à Londres, j’ai lu la pièce : son histoire et son ampleur m’ont conquise.

 

 

En quoi consiste votre goût pour les dramaturges britanniques ?

 

Chez beaucoup d’auteurs anglais, le travail approfondi sur la forme et le rythme croise toujours celui sur le fond, avec des questions très ancrées dans la société. C’est un théâtre complet, avec de l’humour et de l’émotion, qui est efficace parce que techniquement maîtrisé. Les auteurs sont présents en répétitions, ils réécrivent avec les acteurs et les metteurs en scène. Quand le texte sort, il a déjà été éprouvé et remanié grâce à ce travail et il est donc très abouti.
Lucy Kirkwood fait partie de la jeune génération, héritière de Caryll Churchill. Il y a chez elle, de façon manifeste, ce côté formel, technique, d’un théâtre écrit pour les acteurs et en même temps des histoires très documentées et en prise avec le monde contemporain, à la fois drôles et émouvantes. De plus, comme Dennis Kelly, son écriture est très cinématographique. Elle raconte vraiment des histoires et s’amuse avec des codes de théâtre différents. Elle se renouvelle beaucoup d’une pièce à l’autre même si ses textes ont en commun une écriture qui va vite, avec un rythme extrêmement précis : ce sont de vraies partitions musicales.

 

 

Quels sont les enjeux de ce texte pour la mise en scène ?

C’est un vrai défi que de raconter cette histoire. Les scènes sont très différentes les unes des autres. La pièce commence par quatre scènes d’exposition dont une sans parole qui présente toutes les femmes en train de vaquer à une tâche ménagère et une autre plus cinématographique, à la bougie, où l’héroïne rentre chez elle couverte de sang. Après quoi on a un huis clos de quasiment deux heures avec quatorze personnes sur le plateau en costumes et toutes sortes d’effets spéciaux. Il y a enfin des scènes de violence physique. Tout cela pose des questions de transposition et de rythme, de changement d’espace et de code de théâtre. Nous avons beaucoup travaillé en amont avec mes collaborateurs. Ce spectacle résulte vraiment d’un processus collégial. D’une taille inédite, il est aussi l’aboutissement d’un long parcours commun, dans l’invention d’un langage esthétique de pièce en pièce, à travers la scénographie, le son, la lumière, les costumes, la vidéo. 

 

 

Comment la pièce résonne-t-elle aujourd’hui ?

 

Le texte est très riche, on ne peut pas le réduire à un seul sujet. Il en contient plein. Certains résonnent directement avec aujourd’hui, d’autres, à rebours. En effet cette époque (l’action se déroule en 1759) marque le début de nombreux événements qui sont remis en question actuellement, qu’il s’agisse du discours médical sur l’hystérie féminine ou des empires coloniaux.

 

Il est d’abord question de la domination d’une classe aisée sur des gens du peuple. L’héroïne tue la petite fille de la famille qui fait vivre et travailler toute la ville et qui, ce faisant, a aussi droit de vie et de mort sur tout le monde, hommes comme femmes : une famille qui exproprie à sa guise et fait justice elle-même, où le père viole impunément ses jeunes servantes. 

 

Ensuite, la pièce montre des femmes qui n’ont alors aucun droit, et qui subissent leur sort, des grossesses multiples ou des maris violents. La question du corps est centrale : le rapport à la maternité, à la maîtrise du nombre d’enfants, à la sexualité aussi, au plaisir, dans un contexte où pèsent la religion et la superstition. C’est à cette époque que naît la gynécologie. Jusque-là tout se passait entre femmes, et soudain les hommes entrent dans l’affaire et commencent à élaborer des théories soi-disant scientifiques sur les ovaires qui vont justifier le statut inférieur des femmes.

 

Il est aussi question d’emprise et de révolte : les plus âgées sont convaincues que l’accusée est influencée par son mari. Celle-ci proteste et revendique un geste politique réfléchi, puisque cette petite fille, en grandissant, aurait fait partie des oppresseurs. Elle a une vraie rage : pour elle, il se passe des choses plus graves dans la société que la mort d’une enfant, tout atroce qu’elle soit. D’ailleurs la plupart de ces femmes sont choquées par l’acte meurtrier mais ne sont pas dans la sensiblerie. 

 

Pour faire entendre tous les échos de ce texte qui joue avec la langue du XVIIIe et navigue entre deux siècles, on a travaillé le jeu de manière très simple, très contemporaine et on a reculé le plus tard possible le moment où on mettait les costumes pour ne pas se faire piéger par la reconstitution.

 

 

Un mot sur le titre et le rôle de la comète ?

La comète fait le lien entre les époques, car elle revient tous les 75 ans. Lucy Kirkwood imagine peut-être qu’on pourrait avoir d’autres procès à chaque passage. Et puis, pendant qu’il se passe des choses graves dans la société, et à la fin dans l’enceinte même du tribunal, tout le monde regarde en l’air. Se joue là le rapport à la religion ou plutôt à la superstition qui détournent l’attention du peuple de sa propre oppression. Regarder vers le ciel, c’est aussi s’adresser à la justice divine, en désespoir de cause. 

 

 

Comment avez-vous pensé la distribution ?

Je suis partie des gens avec qui je travaille depuis longtemps – les trois garçons, Marie-Armelle Deguy, Bénédicte Cerutti, Gwenaëlle David, Elsa Agnès, et j’ai fait des auditions pour les plus jeunes. Après quoi j’ai construit la distribution autour des différences d’âge entre trois générations et de la diversité des corps et des énergies. Quand on a treize personnages féminins ensemble sur scène, on a besoin de les identifier clairement : ça a été un vrai casse-tête. 

Il fallait aussi que les interprètes aient envie d’un travail choral, d’une aventure de groupe, car à la lecture les rôles peuvent sembler petits. Quant aux rôles masculins, en plus d’être réduits, ce ne sont pas des rôles flatteurs ! Ils sont quand même beaucoup au service de ces femmes. Or on n’est pas habitués à cette répartition sur les scènes de théâtre. Heureusement ces trois comédiens ont cet esprit de troupe. Le groupe – qui est impressionnant, a fonctionné avec beaucoup de bienveillance. Je pense qu’on avait tous conscience d’avoir un grand texte dans les mains et c’est un bonheur de travailler une telle matière.  

 

 

Propos recueillis par Olivia Burton, août 2022 pour le théâtre Gérard Philipe

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